« X va tanguer mais sera difficile à déloger » : We Are Social refait le match entre X, Threads et Bluesky
Depuis 2023, trois plateformes se disputent la place de leader du microblogging, sans qu’un vainqueur se dégage. Samir Bousaid et Anthony Boucharel de l’agence We Are Social épluchent les forces et les faiblesses de chacune.
Samir Bousaid, head of social intelligence chez We Are Social
Diplômé de l’ISC Paris, Samir Bousaid est passé par Sesame et vente-privée avant de rejoindre We Are Social en tant que senior research et insight analyst en 2016. Au sein de l’agence, il occupe le poste de head of social intelligence depuis 2021.
Anthony Boucharel, social intelligence director chez We Are Social
Titulaire d’un master en intelligence économique et communication stratégique à l’IAE de Poitiers, Anthony Boucharel a rejoint We Are Social en 2018. Directeur du département social intelligence depuis 2023, il accompagne notamment les marques de différentes industries dans leurs problématiques de social listening.
Que l’on s’appelle X, Bluesky ou Threads, quels sont les facteurs indispensables pour réussir en tant que réseau social de microblogging ?
SAMIR BOUSAID – J’en identifie plusieurs. La simplicité, d’abord, car une plateforme de microblogging doit être universelle, simple à utiliser et accessible au plus grand nombre. On peut citer l’effet de réseau, soit la possibilité pour chacun de se connecter librement avec d’autres utilisateurs, indépendamment de leur niveau d’autorité ou d’expertise sur un sujet. Je dois pouvoir envoyer une bouteille à la mer et obtenir une réponse, pouvoir engager une discussion.
Viennent ensuite la conversation et la viralité : ces plateformes sont conçues pour l’échange d’idées et d’opinions, et la viralité en découle naturellement. L’objectif, sur ces plateformes, c’est de percer, d’être visible, de gagner en exposition ou en crédibilité, que ce soit sur une thématique, une tendance ou un événement socioculturel. Enfin, il y a la notion de fiabilité : peut-on se fier à ce qui est raconté ? Est-ce qu’on échange entre connaisseurs ?
ANTHONY BOUCHAREL – À la simplicité, j’ajouterais l’instantanéité et la réactivité. La capacité à réagir à tout et n’importe quoi, très vite, c’est ce qui plaît à l’utilisateur dans le microblogging. Et c’est d’ailleurs ce qui a fait le succès de Twitter, à l’origine. L’engagement est aussi un facteur indispensable, notamment à travers l’aspect communautaire : comment créer des relations, nourrir une certaine forme de viralité et créer de l’engagement avec des messages à impact, avec un narratif serré autour de l’essentiel, en un minimum de caractères ?
C’est une logique propre aux réseaux sociaux : pour exister, il faut offrir aux utilisateurs ce qu’ils trouvent déjà ailleurs, et pas forcément miser sur ses différences.
Pour revenir sur cette notion d’universalité, étant donné que Twitter avait déjà établi les bases du microblogging, n’a-t-il pas poussé les autres à suivre le même chemin ?
SAMIR BOUSAID – Exactement, Twitter a posé les bases, un peu comme TikTok ou même l’iPhone. Lorsqu’un produit définit des usages, tenter de les modifier, c’est prendre un risque. En social media, lorsqu’un modèle fait ses preuves, il aura tendance à attirer les copycats.
ANTHONY BOUCHAREL – Les trois UX se ressemblent beaucoup, en effet. Si on prend l’exemple de Bluesky, dès le départ, ils promettaient un retour à l’expérience Twitter d’origine, en admettant qu’ils n’inventaient rien, mais qu’ils proposaient quelque chose de différent dans la forme, avec cette notion de décentralisation. En pratique, au fil des ajouts de fonctionnalités, on s’aperçoit que le modèle se rapproche de plus en plus de Threads ou X. Sur la vidéo, par exemple, Bluesky voulait miser sur la vidéo très courte, puis a allongé la durée jusqu’à trois minutes pour s’aligner sur les autres plateformes.
Mais c’est une logique propre aux réseaux sociaux : pour exister, il faut offrir aux utilisateurs ce qu’ils trouvent déjà ailleurs, et pas forcément miser sur ses différences. Le but du jeu, c’est qu’il reste le plus de temps possible sur la plateforme. C’est ce qui explique pourquoi toutes finissent par se copier les unes les autres. TikTok, c’est l’exemple parfait : quand la plateforme émerge, en 2020, Instagram lance les Reels pour rivaliser. Et depuis, tout le monde a lancé son flux de vidéos verticales, y compris Bluesky.
SAMIR BOUSAID – Même le principe du fil For You a été copié. Twitter est sorti de sa logique d’abonnement pour offrir un feed plus algorithmique, basé sur tes intérêts et ta manière de consommer. La logique, en social, c’est d’ajuster sa stratégie en fonction des succès et des échecs des autres plateformes. Threads et Bluesky misent là-dessus. Quand X se plante quelque part, ils vont tenter d’apporter de la valeur, de proposer autre chose.
La logique, en social, c’est d’ajuster sa stratégie en fonction des succès et des échecs des autres plateformes.
Ces trois plateformes ont des modèles de modération assez différents. L’un d’eux semble-t-il plus viable ?
ANTHONY BOUCHAREL – Le modèle de modération de Bluesky a du potentiel sur le papier, mais il montre aussi certaines limites, notamment avec les listes de modération, qui peuvent entraîner une perte de contrôle pour l’utilisateur. Dans un modèle centralisé, la modération est gérée par une équipe d’experts embauchée par la plateforme. Sur une plateforme décentralisée, plutôt que d’accorder sa confiance à une équipe interne, on va la donner à d’autres utilisateurs. Et, finalement, dans tous les cas, il y a toujours une notion de confiance. Je ne suis pas certain que le modèle de Bluesky soit pérenne. Pour le moment, ça fonctionne, car les premières personnes qui ont migré étaient en quête d’un modèle comme celui-là, mais si Bluesky s’élargit au grand public, ça peut entraîner des dérives.
Sur Threads, tout va changer avec ce que Mark Zuckerberg a annoncé récemment. Comme sur X, la modération devient plus permissive : ils vont supprimer le fact-checking au profit d’un système de community notes, confié aux utilisateurs, soit le même modèle que X.
Pour faire simple, je ne sais pas s’il existe un bon modèle. Le plus pérenne, sans doute, est celui qui se situe à la croisée des chemins. Quelque chose de décentralisé sur certains aspects, avec une équipe de modération. Ce point est à mon sens primordial.
La modération est-elle un facteur déterminant dans le choix d’une plateforme ?
ANTHONY BOUCHAREL – Probablement pas, sauf pour ceux qui ont migré vers Bluesky. Mais à l’échelle des réseaux sociaux, 35 millions, c’est très peu. La plupart des utilisateurs acceptent, consciemment ou non, les règles biaisées du jeu lorsqu’ils sont sur une plateforme. Les gens quittent une plateforme pour une suivre une communauté à laquelle ils sont attachés, mais pas tant pour les règles de modération. Sauf, peut-être, quand tu as été victime de cyberharcèlement et que tu es logiquement sensible à ces questions-là.
SAMIR BOUSAID – Sur X, la plupart des utilisateurs se sont habitués aux dérives et problèmes de modération et finalement, ça ne semble impacter qu’une niche d’experts ou des communautés très spécifiques, qui ont justement migré sur Bluesky pour trouver un modèle alternatif.
Threads mise sur un ton plus neutre et consensuel, à l’opposé de X. Peut-on réellement percer en tant que réseau de microblogging avec un tel positionnement ?
ANTHONY BOUCHAREL – Honnêtement, je ne sais pas. Au départ, le succès repose sur une porosité très forte avec Instagram. La possibilité de s’inscrire directement a certainement convaincu des dizaines de millions d’utilisateurs de passer le cap, bien avant que la plateforme ne déploie des fonctionnalités véritablement attractives.
Ça revient à ce que j’ai dit précédemment, mais le succès du microblogging repose sur le fait de générer de l’engagement, la capacité à générer du débat et à provoquer des réactions émotionnelles. Soit on aime, soit on n’aime pas. Sur Threads, on est, a priori, sur quelque chose d’assez boring. La plateforme se place entre le marteau et l’enclume : elle emprunte des éléments à X, ainsi qu’à Instagram, et je ne sais pas si elle aura, un jour, un positionnement propre. À l’image de Bluesky qui mise sur la décentralisation ou X qui fait de la liberté d’expression sa priorité. C’est flou, et quand c’est flou, ce n’est pas très intéressant. Mais ça n’empêche pas la plateforme d’afficher des statistiques assez élevées.
SAMIR BOUSAID – Le Twitter « des débuts » misait beaucoup sur cette notion de réactivité et de viralité. C’était presque une cour de récré, qui te permettait de discuter du dernier épisode de Koh-Lanta, tout en donnant accès à des personnalités publiques qui ne t’auraient jamais calculé dans la vraie vie. C’était ça, la vraie force de Twitter : offrir une connexion directe avec l’actualité et le quotidien.
Le bassin d’audience, Threads l’a déjà. Il est prêt à être exploité. Mais la plateforme est dans une espèce d’entre-deux et aurait, selon moi, tout intérêt à se connecter à des événements socioculturels majeurs pour créer de la conversation de manière native et organique. Ça lui permettrait de marquer son territoire. Le microblogging, c’est de la conversation, pas du contenu descendant, beau, léché. Un très bon exemple de ça, c’est encore TikTok : ils sont connectés au Festival de Cannes, au Tour de France, ils s’approprient les événements.
Les gens viennent sur les réseaux pour suivre leurs proches et se divertir, c’est ce que montrent toutes les études. Si la plateforme leur offre ça, ils restent.
La croissance d’un réseau de microblogging repose autant sur l’effet de réseau que sur l’adhésion des créateurs de contenu ou des personnalités publiques. Laquelle des trois plateformes a aujourd’hui le plus d’atouts pour les attirer ?
ANTHONY BOUCHAREL – À chaque fois qu’il y a une vague d’exode, Bluesky a tiré son épingle du jeu. Elle s’est positionnée comme une alternative évidente, avec son côté décentralisé et cette possibilité de retrouver l’esprit de Twitter d’il y a 15 ans. Ça a bien fonctionné, notamment auprès des médias, des Key Opinions Leaders, des politiques ou des personnalités militantes.
Mais finalement, est-ce que des audiences vont quitter X parce que Le Monde ou Libération ne publie plus d’articles ? Je ne sais pas. Tant que des personnalités très investies ou des créateurs de contenus, qui participent à la création de l’expression social media, restent, la plateforme continuera d’attirer. Quand les politiques partent, ils amènent avec eux la sphère militante, et c’est ce qu’on voit sur Bluesky : des médias, des chercheurs, des communautés d’experts, qui débattent sur des sujets de niches – mais dans le bon sens, avec du fond. Sauf que ça ne parle pas forcément au grand public.
Les gens viennent sur les réseaux pour suivre leurs proches et se divertir, c’est ce que montrent toutes les études. Si la plateforme leur offre ça, ils restent. C’est d’ailleurs ce qui plombe un peu Threads : c’est le parent pauvre du marketing d’influence, on y voit très peu de campagnes. Tout le monde privilégie la visibilité sur TikTok ou sur Instagram. Si Threads n’était pas là, ça ne changerait pas grand-chose.
Ce qui est dingue, c’est que malgré toutes les polémiques, X n’a pas tant perdu d’utilisateurs.
Même avant l’ère Elon Musk et les polémiques, X semblait plafonner. Qu’est-ce qui pousse ses concurrents, notamment Threads, à croire qu’ils pourraient non seulement le détrôner, mais aussi mieux faire ?
ANTHONY BOUCHAREL – Comme Facebook, qu’on annonce mort chaque année avant de se rendre compte qu’il est toujours le réseau le plus utilisé au monde, il ne faut pas enterrer X trop vite. Est-ce que la plateforme a atteint un plafond ? Probablement. Mais le grand rêve de Musk, c’est de créer un hub où on peut tout faire, justement pour dépasser ce plafond. Et il n’a aucune limite : il peut lancer une nouvelle fonctionnalité lundi, la supprimer mardi et en ajouter une autre mercredi, ça ne lui pose aucun problème. Les autres sont davantage contraints par un agenda, même si Zuckerberg a une stratégie assez particulière dernièrement.
Ce qui est dingue, c’est que malgré toutes les polémiques, X n’a pas tant perdu d’utilisateurs. En termes de volumétrie, la plateforme sera même très difficile à aller chercher. La seule qui pourrait rivaliser auprès du grand public, c’est Threads, mais la route sera longue. Bluesky peut s’installer dans le paysage, mais a surtout profité de plusieurs événements pour gagner des utilisateurs en 2024 – le blocage de X au Brésil, les élections américaines. Depuis, la croissance s’est bien ralentie, même au moment de l’investiture de Trump, alors qu’on prévoyait une nouvelle vague de migration.
Les alternatives à X existent aussi ailleurs : sur Discord pour certaines thématiques, mais aussi sur Reddit ou Telegram. Ce n’est pas du microblogging, mais ça attire des communautés qui cherchent autre chose. X va continuer de tanguer pendant un moment, mais il sera difficile à déloger. Musk fera tout pour en faire son hub façon WeChat – reste à voir à quel prix, pas sûr que tout soit positif. Mais honnêtement, la plateforme n’est pas près d’être détrônée.
SAMIR BOUSAID – Les alternatives ont surfé sur la brèche du safe space, qui est la principale faiblesse de X et la plus consistante dans le temps, indépendamment d’Elon Musk. Tant que ces brèches existent, les concurrents continueront d’attirer du monde, même sans proposition de valeur, simplement par effet de migration. La vraie différence, à mon sens, se jouera sur la proximité avec les créateurs de contenu, la capacité à monétiser, et les innovations incrémentales. Plus une plateforme ajoute des fonctionnalités et centralise les usages – pas dans une logique de contrôle, mais de service -, plus la rétention est forte. En général, les utilisateurs aiment avoir plusieurs plateformes, mais si l’une d’entre elles leur permet de se divertir, de s’informer, de discuter avec leurs proches et de suivre leurs créateurs, ils n’auront aucune raison d’en sortir, ni de se prendre la tête.