WordPress contre WP Engine : un conflit qui secoue l’écosystème du CMS

WordPress, qui alimente près de 40 % des sites web dans le monde, est actuellement au cœur d’une querelle opposant son fondateur Matt Mullenweg à l’un de ses plus importants partenaires commerciaux, WP Engine, un acteur majeur de l’hébergement managé spécialisé dans WordPress. L’affaire, qui mêle questions de contribution, de gouvernance et de respect des marques, divise profondément la communauté. Pour mieux comprendre les enjeux de ce conflit, BDM a recueilli les réactions de Jean-Baptiste Audras, Core Committer chez WordPress et l’un des acteurs clés de la communauté francophone.

Au cœur de la polémique, des questions de contribution et responsabilité

L’étincelle ayant déclenché la controverse est un billet de blog acerbe publié par Matt Mullenweg mi-septembre 2024. Le créateur du CMS y accuse WP Engine d’être un « cancer pour WordPress », dénonçant sa faible participation à l’écosystème open source tout en réalisant d’importants profits grâce à ce dernier. À ses yeux, WP Engine profiterait largement de la popularité de WordPress sans apporter de réelle contribution. « On estime côté WordPress que si tu gagnes de l’argent avec le CMS – et WP Engine en gagne beaucoup –, il est attendu de toi que tu contribues un minimum en retour », explique Jean-Baptiste Audras.

WP Engine n’est pas WordPress, clame Matt Mullenweg.

WP Engine, société indépendante qui pèse environ 500 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel, détenue majoritairement par le fonds d’investissement Silver Lake depuis 2018, ne contribuerait qu’à hauteur de 40 heures par semaine au développement de WordPress, ce que Matt Mullenweg juge dérisoire. « Mon agence contribue beaucoup plus, et nous ne sommes que 30 », nous confie Jean-Baptiste Audras, pour souligner le contraste. Pour lui, cette affaire met en lumière un principe fondamental de l’open source : toute entreprise tirant profit d’un projet libre devrait, au nom de l’éthique, y investir en retour. « C’est un outil open source, certes gratuit à télécharger, mais il y a une dimension déontologique derrière », rappelle-t-il.

Marque, image et confusion : un conflit autour du terme « WP »

Au-delà de la question de la contribution, l’utilisation même du nom « WP » alimente le différend. Matt Mullenweg estime que le nom de WP Engine crée une confusion auprès des utilisateurs, leur laissant croire que l’entreprise pourrait faire partie intégrante de WordPress. Ce point a poussé la WordPress Foundation à clarifier les règles autour de l’utilisation de la marque. « Le fait de s’appeler comme ça amène des responsabilités », fait remarquer Jean-Baptiste Audras. « Le fait de faire un demi-milliard de dollars de chiffre d’affaires via quelque chose qui est gratuit entraîne un certain nombre de responsabilités également. »

L’abréviation « WP » n’est pas couverte par les marques déposées de WordPress, mais merci de ne pas l’utiliser d’une manière qui induit les gens en erreur. Par exemple, beaucoup de personnes pensent que WP Engine signifie « WordPress Engine » et qu’il est officiellement associé à WordPress, ce qui n’est pas le cas. Ils n’ont jamais fait de don à la Fondation WordPress, malgré des milliards de revenus générés grâce à WordPress, lit-on désormais sur WordPress Foundation.

Dans un billet de blog, la WordPress Foundation a rappelé que l’acronyme « WP » n’est pas protégé par la marque WordPress, mais qu’il ne doit pas être utilisé de manière à induire les utilisateurs en erreur. Matt Mullenweg accuse donc WP Engine d’utiliser ce nom pour brouiller les pistes tout en contribuant de manière minimale au développement de l’outil. En réaction à ce discours, WP Engine a envoyé une lettre de mise en demeure à Automattic et son PDG, affirmant que son utilisation de « WP » est légitime et conforme aux règles de la propriété intellectuelle, et que toute exigence de licence ou de redevance n’a pas lieu d’être.

Quel impact sur les utilisateurs et la communauté ?

La polémique a pris un tournant critique lorsque Matt Mullenweg a décidé de bannir WP Engine de l’accès aux ressources de WordPress.org, bloquant de fait l’accès de ses utilisateurs aux mises à jour automatiques de plugins et de thèmes. Cette action a immédiatement soulevé une vague de critiques, tant de la part de la communauté que des utilisateurs finaux, laissés sans solution viable. « Tous les clients de WP Engine – et nous avons d’ailleurs des clients qui utilisent leurs services – sont potentiellement confrontés à un risque de sécurité lié à l’absence de mises à jour des extensions », avertit Jean-Baptiste Audras.

Face à cette situation, WP Engine a réagi en développant un miroir des ressources de WordPress.org, permettant à ses clients de continuer à recevoir les mises à jour. Une solution temporaire, mais qui montre l’ampleur de la dépendance de ces entreprises à l’écosystème centralisé de WordPress. « Cet accès à WordPress.org est un moyen de pression », observe le Core Committer, tout en notant que le conflit a également mis en lumière le pouvoir de contrôle que détient Automattic et la WordPress Foundation sur les entreprises qui utilisent leurs services.

Une fracture au sein de la communauté WordPress ?

Le conflit a mis en lumière des tensions sur la manière dont ce genre de situation devrait être géré au sein de l’écosystème WordPress. « Le fond de l’histoire est légitime, mais la forme de la réaction peut poser problème », reconnaît Jean-Baptiste Audras, précisant que l’initiative de rappeler les grandes entreprises à leur responsabilité est largement comprise, mais que certaines voix s’interrogent sur la stratégie employée. Toute la communauté n’est pas alignée sur la méthode, ce qui a conduit à des débats sur les limites du recours à des mesures aussi radicales pour inciter à la contribution.

Certains soutiennent la nécessité de mieux réguler les contributions pour garantir l’équité, tandis que d’autres craignent que cette approche puisse créer un précédent inquiétant pour les plus petits acteurs. Le bannissement de WP Engine a ainsi laissé planer un doute : d’autres entreprises pourraient-elles être ciblées à l’avenir si leurs contributions étaient jugées insuffisantes ? « D’autres entreprises qui utilisent le terme WP dans leur nom de marque peuvent se poser la question de savoir si elles contribuent assez », ajoute Jean-Baptiste Audras, soulignant que l’issue de cette affaire pourrait avoir des répercussions bien au-delà de ce cas précis.

Un enjeu crucial pour l’avenir de la gouvernance open source

Pour l’instant, le bannissement de WP Engine a été levé temporairement, mais la question de fond reste sans réponse : comment garantir un équilibre entre l’ouverture de WordPress et les contributions des entreprises qui en tirent profit ? La communauté s’interroge également sur la gouvernance du projet. Les récents dépôts de marque pour les termes « Managed WordPress » et « Hosted WordPress » par la WordPress Foundation ont accentué les inquiétudes, certains redoutant une utilisation plus stricte de la marque à l’avenir.

L’affaire WP Engine rappelle que l’équilibre entre philosophie open source, gouvernance et intérêts commerciaux est de plus en plus délicat. La communauté devra trouver des solutions pour que WordPress reste fidèle à ses principes tout en adaptant sa gouvernance à un environnement économique de plus en plus professionnel. Si ce conflit se conclut par un compromis, il servira sans doute de précédent pour la gestion des relations entre WordPress et les acteurs qui façonnent son écosystème.