« Chez Wikimedia, l’argent sert la mission, et non l’inverse » : entretien avec Lane Becker
Lane Becker, président de Wikimedia LLC, évoque la mission de Wikimedia, son modèle économique et l’impact de l’IA sur l’accès aux données et la contribution à Wikipédia.

Lors de VivaTech 2025, BDM a eu l’opportunité de rencontrer Lane Becker, président de Wikimedia LLC, la filiale à but lucratif de la Wikimedia Foundation, qui fournit un accès aux données de Wikipédia à diverses entreprises. L’occasion de comprendre comment fonctionne ce modèle, quel est son but, et comment l’IA vient chambouler cet écosystème.

Lane Becker, président de Wikimedia LLC
Lane Becker est président de Wikimedia LLC, une filiale de la Wikimedia Foundation, l’organisation à but non lucratif qui gère Wikipédia et ses projets associés. Il dirige Wikimedia Enterprise, qui fournit des services commerciaux de données aux organisations souhaitant réutiliser le contenu de Wikimedia dans d’autres contextes. Avant de rejoindre Wikimedia en 2020, Lane Becker a été directeur produit et startups chez Code for America. Il est aussi cofondateur d’Adaptive Path, une agence pionnière en expérience utilisateur, acquise par Capital One en 2015. Il a également cofondé Measure Map, racheté par Google en 2006, et Get Satisfaction, acquis par Sprinklr en 2014.
Pouvez-vous vous présenter, nous dire quel est votre rôle chez Wikimedia et ce que fait Wikimedia LLC ?
Je m’appelle Lane Becker. Je travaille pour la Wikimedia Foundation, mais je dirige une organisation filiale appelée Wikimedia LLC. La Wikimedia Foundation est l’organisation à but non lucratif globale qui gère Wikipédia et ses divers projets associés. Nous maintenons essentiellement et soutenons tout cela, mais c’est l’énorme base d’éditeurs bénévoles qui fait le travail. Nous, à la fondation, opérons en soutien de ces bénévoles.
Quant à ma filiale, c’est une entreprise à but lucratif qui travaille avec de grandes entreprises technologiques partenaires, en particulier celles qui utilisent nos données à grande échelle. Nous leur vendons des services, mais de manière différente des ventes de données traditionnelles.
Depuis le lancement de Wikimedia Enterprise, quel retour pouvez-vous faire sur l’équilibre entre monétisation et mission d’accès libre au savoir ?
Dans la plupart des entreprises où j’ai travaillé, la personne chargée des revenus fait en sorte que la génération de revenus soit la priorité, donc tout tourne autour de la vente pour faire de l’argent. Mais à Wikipédia, ce n’est pas comme ça. Notre mission est de donner ce savoir et de le partager avec le monde. Nous voulons que le plus grand nombre de gens possible ait accès à ce savoir, dans n’importe quel environnement ou contexte.
Donc, être celui qui dit qu’il faut facturer pour cela, c’est presque l’opposé de la manière dont ça fonctionne dans beaucoup d’autres organisations. Nous sommes très attachés à cette mission, et dans la mesure où nous devons facturer certaines entreprises pour leur permettre d’utiliser notre contenu à grande échelle, cela sert aussi cette mission. Nous cherchons à garantir que ce modèle soit durable sur le long terme.
Comment Wikimedia LLC se positionne-t-elle face aux géants du web dans les négociations autour de l’accès aux données ?
Notre modèle est simple. Nous vendons un accès à nos données, mais nous ne faisons pas de vente classique de licences de données. Nos données sont déjà couvertes par des licences Creative Commons. Ce que nous offrons aux grandes entreprises, c’est un moyen plus rapide et plus étendu d’accéder à nos informations. Nous ne vendons pas des « licences de données », mais plutôt des « tuyaux » qui permettent à ces entreprises de se connecter à notre contenu.
Les grands modèles d’IA intègrent massivement des contenus de Wikipédia. Comment Wikimedia encadre-t-elle ces usages pour garantir attribution, transparence et réciprocité ?
Pratiquement tous les grands modèles de langage utilisent nos données, donc nous sommes assez essentiels dans le domaine de l’IA, en particulier pour les modèles de langage génératif. Nos éditeurs créent énormément de contenu, dans de nombreuses langues et cultures, et ça devient très utile pour les grands modèles d’IA.
Notre but est de nous assurer que (…) l’expérience des utilisateurs dans des environnements tiers soit la meilleure possible.
Nous avons commencé à vendre nos données aux entreprises pour un accès rapide et à grande échelle, mais avec l’essor de l’IA, certaines d’entre elles sont devenues des consommatrices voraces de nos données. Notre but est de nous assurer que tout l’usage de notre contenu respecte les principes d’attribution et que l’expérience des utilisateurs dans des environnements tiers soit la meilleure possible.
Avez-vous constaté un impact de l’IA générative sur le trafic ou l’engagement des contributeurs bénévoles ?
Pas encore. Pour nous, notre trafic est resté stable. Ce n’est pas le cas pour toutes les entreprises, mais en ce qui nous concerne, notre trafic est maintenu. Nous avons une relation différente avec les utilisateurs que, par exemple, les entreprises de contenu journalistique. Pour le moment, nous n’avons pas constaté de diminution du trafic ou de l’engagement des bénévoles.
Est-ce que vous imaginez un futur où des modèles d’IA seraient entraînés dans une logique de contribution à Wikipédia, et pas uniquement de consommation ?
Non, nous croyons fermement dans la valeur du contenu généré par des humains. Pour nous, l’IA peut être un outil pour soutenir les contributeurs humains, pas pour les remplacer. Nous sommes intéressés à utiliser l’IA pour aider les éditeurs à être plus efficaces, à prioriser les tâches, à remplir les lacunes dans le contenu, etc. Mais ce ne seront que des suggestions pour les éditeurs, qui prendront toujours les décisions finales. Les communautés d’éditeurs prennent des décisions collectives, y compris sur l’utilisation de l’IA, et certains projets peuvent décider de l’adopter davantage, tandis que d’autres peuvent choisir de ne pas l’utiliser du tout.
Vous avez travaillé dans des contextes publics et open source. En quoi cela influence-t-il votre approche actuelle chez Wikimedia LLC ?
Mon expérience en open source me pousse à garder à l’esprit que la priorité doit toujours être l’accès libre au savoir. Encore une fois, l’argent que nous générons doit suivre la mission et non l’inverse. Ma vision est que les revenus servent la mission et permettent de garantir la pérennité de notre modèle, qui est basé sur la participation des bénévoles et le financement par des petites donations.
La stratégie Movement 2030 ambitionne un écosystème plus décentralisé. Comment Wikimedia LLC, en tant qu’entité commerciale, s’inscrit-elle dans ce futur ?
Nous soutenons cette stratégie en générant des revenus qui sont utilisés pour soutenir la croissance des projets Wikimedia, y compris ceux dans des langues moins couvertes. Notre rôle en tant qu’entité commerciale est de contribuer financièrement, mais nous n’avons pas de contrôle sur l’utilisation directe de ces fonds, qui sont alloués à des initiatives spécifiques au sein de la fondation.
Vous évoquez souvent la transparence comme valeur centrale. Que pensez-vous des initiatives autour de la « traçabilité des données » dans les modèles d’IA ?
Nous avons toujours été concernés par la transparence, surtout en Europe où la régulation est plus avancée. Cependant, pour nous, ce n’est pas seulement une question de transparence pour le bien de la transparence. Ce qui nous importe davantage, c’est de nous assurer que l’usage de nos données dans l’IA ne compromet pas notre modèle économique. Si les entreprises d’IA utilisent notre contenu sans renvoyer les utilisateurs vers notre site, ou sans respecter l’attribution, cela pourrait poser un problème pour la pérennité de notre modèle.
Quel est, selon vous, le principal risque à moyen terme pour la survie du modèle Wikimedia tel qu’on le connaît aujourd’hui ?
Le principal risque serait de ne pas réussir à maintenir l’équilibre entre l’implication des bénévoles et les financements. Si nous perdons la capacité d’attirer de nouveaux éditeurs ou si les liens avec notre contenu deviennent moins visibles, cela pourrait nuire à notre modèle économique. Il est essentiel que les utilisateurs continuent à venir sur notre site, à contribuer et à soutenir notre travail, pour que le modèle continue à fonctionner de manière durable.
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