La recette du Spotify Wrapped, ou comment rendre la collecte de données « cool »
En quelques années, grâce à une stratégie bien rôdée, Spotify Wrapped est devenu un rituel incontournable pour des millions d’utilisateurs, malgré l’ampleur de la collecte de données nécessaire pour le produire.
Ce mercredi, très probablement, ou le suivant, plus hypothétiquement, vos fils Instagram, X ou Threads seront noyés sous les cartes vertes acides, roses électriques ou jaunes fluorescentes du Spotify Wrapped, qui révèlent au grand jour les habitudes musicales de vos proches, qu’elles soient improbables, edgy ou obsessionnelles.
C’est, en tout cas, ce que prédisent plusieurs médias qui, chaque année, se muent en bookmakers pour anticiper la sortie de cette rétrospective annuelle qui synthétise les écoutes pour les transformer en un récit instagrammable, prêt à être fièrement exhibé en ligne. Ces articles ne vous apprendront pas grand-chose, si ce n’est que Spotify Wrapped tombe traditionnellement un mercredi, ce qui a permis à l’auteur de cet article de tenter un pari particulièrement osé en ouverture. Mais ils réussiront leur mission : capter les requêtes autour d’un sujet pour lequel l’intérêt culmine fin novembre, comme l’attestent les données de Google Trends.
Le mystère comme moteur d’engagement
Depuis le départ, l’élément de surprise est le principal ingrédient de la secret sauce de cette opération marketing aussi bien ficelée que maintes fois copiée, de Steam à Twitch en passant par Duolingo ou la SNCF. Personne ne peut anticiper le contenu du Wrapped, ni quand il apparaîtra.« La date exacte de sortie est gardée secrète jusqu’au lancement, ce qui contribue à susciter l’impatience », analysaient les contributeurs de The Decision Lab, un think tank américain. Les utilisateurs savent qu’ils seront récompensés pour leur fidélité à la plateforme, mais le fait d’ignorer le moment précis renforce l’excitation entourant [son] arrivée ».

En 2023, l’engouement était tel que la version web de la rétrospective, relancée pour l’occasion (voir plus bas), avait tout simplement planté. L’an dernier, le hashtag #SpotifyWrapped avait dépassé les 88 000 publications sur X en quelques heures, rapportait Le Monde. Dans les colonnes du Guardian, Louisa Ferguson, head of global marketing chez Spotify, avait même été jusqu’à comparer le déploiement de cet équivalent musical du photo dump à une « soirée électorale ». Excessif ? Chacun en jugera.
Mais comment en est-on arrivé à trouver cool, voire impératif, de révéler à ses proches qu’on a cumulé 40 000 minutes d’écoute dans l’année et qu’on figure parmi les 0,1 % des auditeurs les plus fanatiques de Sabrina Carpenter, SCH ou Weezer ? Le rituel s’est ancré progressivement, à mesure que l’expérience s’est étoffée. Lancée discrètement en 2015 sous le nom Year in Music, une version uniquement desktop qui n’avait attiré que 5 millions de visiteurs uniques selon les chiffres communiqués par l’entreprise suédoise, l’opération a changé de dimension après son rebranding en Spotify Wrapped, puis son intégration dans l’application. En 2021, rapporte WIRED, ce « récap' » annuel était déjà partagé 60 millions de fois sur les plateformes. « Mais cette statistique ne tient pas compte des captures d’écran, un moyen courant pour les utilisateurs de partager leurs résultats sur les réseaux sociaux », complète le média américain.

Des métriques transformées en récit
Il faut dire que, chaque année, Spotify redouble d’inventivité pour transformer « ce qui n’est, en réalité, qu’un simple procédé automatisé de collecte de données en un événement mondial », fulminait le journaliste Alexis Petridis dans un éditorial particulièrement salé pour le Guardian. « Spotify Wrapped est clairement un exemple de personnalisation réussie. Il ne brandit pas des données et des métriques juste pour le principe. Au contraire, il garde la lumière sur les utilisateurs eux-mêmes et se concentre sur les aspects de l’expérience Spotify auxquels ils accordent réellement de la valeur », soulignaient les contributeurs de The Decision Lab.
En 2019, la plateforme abandonne son bilan chiffré des écoutes, plutôt austère, pour adopter un format inspiré des Stories. Une idée qui aurait été largement soufflée par l’artiste Jewel Ham, alors stagiaire au sein de l’entreprise suédoise, et qui n’a jamais été créditée pour cette contribution, révélait le média américain Refinery29. Deux ans plus tard, l’expérience s’enrichit de messages d’artistes, prenant la forme de courtes capsules où ils remercient leur public pour leur fidélité, ou encore d’une fonctionnalité Audio Aura, censée associer vos habitudes d’écoute à une humeur.
i cant make this up! https://t.co/OMM1n6sK7u pic.twitter.com/TMHmNvlztk
— jewel (@whateverjewel) December 2, 2020
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« Nous avons aussi constitué une sorte d’équipe qui reste sur le programme d’une année sur l’autre. Je dis toujours que nous ne cessons jamais de penser à Wrapped. Nous accumulons des idées », expliquait Louisa Ferguson au Guardian. Mais toutes les idées « ruminées pendant des mois » par cette cellule spécialisée n’ont pas forcément convaincu, et même parfois surpris. Lors de la dernière édition, Spotify — déjà critiqué pour sa relation ambivalente à l’intelligence artificielle — s’est associé à Google pour proposer à chaque utilisateur son propre podcast résumant ses habitudes musicales, conçu à partir de NotebookLM. L’initiative, déployée uniquement sur certains marchés, comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou la Nouvelle-Zélande, avait suscité des réactions contrastées.

La face moins flatteuse de Spotify Wrapped
L’esthétique criarde et la dimension social-friendly de Spotify Wrapped, désormais déployée dans 184 pays, ne l’immunisent heureusement pas contre les critiques. Parmi elles, l’idée qu’il insuffle une logique productiviste dans l’écoute musicale, un loisir qui devrait rester fondamentalement improductif. Comme d’autres expériences du même type, il transforme « l’écoute de musique en une compétition où les fans sont encouragés à s’affronter les uns les autres » et à se jauger mutuellement, déplorait Glenn Fosbraey, doyen associé des sciences humaines et sociales à l’Université de Winchester, dans un article publié sur The Conversation.
En apparence, Spotify Wrapped ne parle que de nous en tant qu’individus. En réalité, son principe même relève d’un exercice social.
Afficher ce que l’on écoute, ou le temps que l’on consacre à la musique devient alors un marqueur identitaire, une manière de se hisser au-dessus de la masse. Spotify Wrapped restitue quelque chose de tangible, perçu comme flatteur, qui permet d’obtenir un portrait de soi-même, ou du moins, de valider la manière dont on se perçoit. Un utilisateur figurant parmi les 0,1 % des auditeurs les plus assidus de Taylor Swift se considérera plus volontiers comme un Swiftie, puisque les statistiques, censées être neutres et fiables, peuvent en attester. Tout comme quelqu’un ayant exploré plus de 100 genres au cours de l’année — si tant est qu’il en existe réellement autant — mettra implicitement en avant son éclectisme, abonde Glenn Fosbraey. Preuve de l’appétit des utilisateurs pour les chiffres : nombre d’entre eux cherchent à connaître la date précise à laquelle démarre le tracking pour l’année suivante. Puisqu’il s’agit visiblement d’une information cruciale, Spotify a assuré à Mashable qu’il commence au début du mois de janvier.
Surtout, à une époque où les plateformes et les acteurs de l’IA sont critiqués pour leur voracité sans limite en matière de données personnelles, Spotify semble, pour une raison obscure, passer tranquillement entre les gouttes, en emballant son monitoring ininterrompu dans des cartes « aux chouettes couleurs néon et aux commentaires impertinents », rappelle WIRED. Une manière, selon le média spécialisé, d’atténuer « le côté dérangeant lié au fait que [la plateforme] vous écoute en permanence ». Ce mercredi, ou peut-être le suivant, l’attention se portera davantage sur l’événement, comme chaque année, que sur les méthodes qui le rendent possible. Notamment parce que les données musicales paraissent moins intimes que d’autres, alors même qu’elles définissent « de ce que nous sommes », relevait l’activiste américain Evan Greer, directeur de l’association Fight for the Future, auprès du média américain. « C’est un peu ironique qu’à la fin de chaque année, les gens célèbrent le fait que Spotify est en train de les espionner. »
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