Le numérique, une évidence… mais toujours pas un modèle économique pour la presse

Le digital domine les usages mais pas les revenus. Publicité, IA, droits voisins… Le modèle économique de la presse reste sous pression, malgré l’audience et les innovations.

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L’IA lit, indexe, répond, tandis que la presse cherche encore comment monétiser cette nouvelle chaîne de valeur. © Gimhana - stock.adobe.com

Lors de l’événement Presse & Médias au Futur, Marc Feuillée (directeur général du Groupe Figaro) et Nicole Derrien (directrice générale chez Uni-Médias) ont dressé un état très réaliste de la situation : la presse a bien sûr déjà basculé vers le numérique, mais la presse numérique n’a toujours pas basculé vers un modèle économique viable. Une contradiction que les deux dirigeants affrontent chaque jour, coincés désormais entre GAFAM et IA générative.

Un numérique au centre des usages, mais pas au centre des revenus

Les deux dirigeants partagent un constat simple. Le digital concentre l’essentiel de la consommation d’information, mais peine à générer des revenus solides. Marc Feuillée rappelle que la promesse initiale du web n’a jamais été tenue : « L’audience est là, mais pour la publicité… ça ne s’est pas passé comme prévu. » La publicité programmatique, censée compenser les pertes du print, est dominée par une poignée d’acteurs. « Google fait 80 % de l’offre programmatique », observe-t-il.

Chez Uni-Médias, Nicole Derrien résume la situation de manière tout aussi directe : « Les revenus du digital ont du mal à compenser les revenus du print. » Le display baisse, les kiosques numériques rapportent peu, et l’abonnement digital n’est pas adapté à la presse magazine. « C’est très compliqué de créer un rendez-vous digital mensuel ou bimestriel », dit-elle, d’autant que « 65 % des Français ne se disent pas prêts à payer pour des contenus digitaux ».

Plateformes et algorithmes : une intermédiation devenue totale

La domination des plateformes structure autant la visibilité que les revenus. « La difficulté pour nous, c’est de trouver notre place dans cette intermédiation », analyse Marc Feuillée. Le Figaro dépend, comme les autres éditeurs, des écosystèmes Google, Apple, Meta, qui contrôlent à la fois l’accès aux contenus, les flux d’audience et les revenus publicitaires.

Les réseaux sociaux créent, eux aussi, une dépendance complexe. Marc Feuillée rappelle que son groupe cumule « 42 millions de socionautes », avec un exemple marquant : « Gala (qui appartient au Groupe Figaro, ndlr), par exemple, représente une très grosse communauté, notamment sur TikTok, avec 17 millions de followers. » Mais la monétisation reste largement insuffisante : « Elle existe sur YouTube, elle n’existe pas en reversion (comprendre rétrocession ou partage de revenus, ndlr) sur TikTok, elle commence à exister sur Meta. »

Pour Uni-Médias, les plateformes ne sont pas moins centrales, mais encore moins rémunératrices. La directrice générale reconnaît que les médias doivent « faire rayonner leurs marques sur des audiences qu’on ne retrouve pas sur le print », tout en sachant que la valeur captée par les éditeurs reste limitée.

Avec l’IA générative, un nouveau risque d’invisibilisation

L’émergence et la croissance folle des IA génératives ajoutent une couche supplémentaire d’intermédiation. Nicole Derrien parle d’un « risque d’invisibilisation » : « Les gens ne vont plus sur Google pour chercher des informations, ils passent par ChatGPT ou autre. » Même Google, dans ses résultats, « privilégie de plus en plus les réponses 100 % générées par l’IA au détriment des sites médias », avec des liens proposés mais très peu cliqués.

Pour Marc Feuillée, l’enjeu n’est pas seulement la visibilité, mais aussi l’exploitation des contenus : « Nos médias sont crawlés depuis des années par des robots qui alimentent des gigantesques bases de données. » L’IA conversationnelle ouvre un nouveau front : « Ces logiques d’IA génératives vont créer une nouvelle intermédiation », prévient-il.

Le Figaro a signé un premier accord avec Perplexity : « Une licence qui permet à ce moteur de recherche IA d’utiliser nos contenus. » Ce n’est pas un pilier économique, mais une étape. « Essentielle ? Non. Complémentaire ? Oui », dit-il, alors que les éditeurs se retrouvent face à « des asymétries absolument spectaculaires ».

Droits voisins : un cadre légal encore inopérant, faute d’arbitrage

Sur les droits voisins, les deux dirigeants s’accordent sur un point. Le mécanisme existe, mais son application reste largement bloquée. Marc Feuillée insiste surtout sur la responsabilité du cadre institutionnel. « Il n’y a pas de mécanisme d’arbitrage, c’est un énorme problème », dit-il. La loi française, pourtant adoptée en 2019, « n’a toujours pas abouti à une décision d’un tribunal sur le calcul d’un droit voisin d’un éditeur ». Il rappelle que ce vide juridique pèse uniquement sur les médias, alors que les plateformes, elles, disposent d’un rapport de force nettement plus favorable.

Pour Marc Feuillée, l’intervention du législateur sera indispensable pour éviter que l’histoire se répète avec l’IA générative. Il évoque l’idée d’une « présomption de licence légale », permettant de rémunérer automatiquement les contenus utilisés pour entraîner les modèles et alimenter les agents conversationnels.

Nicole Derrien partage cette prudence. Pour Uni-Médias, les droits voisins ne représentent « qu’une toute petite partie » des revenus et, « dans le meilleur des cas », resteront « un revenu complémentaire ». Elle juge trop risqué de compter dessus, car le dispositif lui-même est instable : « S’appuyer sur un revenu où, finalement, on n’a pas les tenants et les aboutissants » et où les plateformes « changent sans cesse les règles, que l’on ne connaît pas et que l’on découvre », n’est pas viable pour une presse déjà fragilisée.

Un numérique indispensable, mais insuffisant

Si le digital est devenu central dans la consommation et la distribution de l’information, il ne constitue toujours pas un socle économique. Pour la presse, la bataille se joue désormais sur plusieurs fronts : rééquilibrer les rapports avec les plateformes, faire reconnaître la valeur des contenus utilisés par les IA, inventer des formats adaptés aux usages sociaux, et, pour certains, miser sur des modèles hybrides mêlant abonnements, opérations spéciales et activités complémentaires.

Marc Feuillée résume ainsi ce paradoxe : « L’audience, on l’a trouvée. La question, c’est toujours celle du modèle économique. » Le numérique a gagné la bataille des usages, il n’a pas encore gagné celle de la valeur.

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