« Ni une déception, ni un soulagement » : le maintien des cookies tiers sur Chrome vu par les annonceurs
Erwan Lohezic, chief marketing officer au sein de l’agence Biggie, analyse la décision de Google de ne pas supprimer les cookies tiers de Chrome.
C’est l’épilogue d’un feuilleton qui s’est étendu sur plusieurs années. En attendant, peut-être, un énième changement de cap. En juillet 2024, Google a officiellement renoncé à son projet de suppression des cookies tiers, ces fichiers numériques principalement utilisés pour le ciblage publicitaire et l’analyse de la performance média. Les cookies third party étaient censés disparaître en 2025, après plusieurs reports successifs.
Plutôt que de suivre le chemin tracé par Safari et Firefox, qui bloquent désormais les cookies par défaut, Google a choisi, dans un dossier où il est particulièrement scruté, de conférer le pouvoir au consommateur. “Au lieu de supprimer les cookies tiers, nous introduirions une nouvelle expérience dans Chrome permettant aux utilisateurs de faire un choix éclairé qui s’appliquerait à toute leur navigation sur le web, et qu’ils pourraient ajuster à tout moment.”, expliquait la firme de Moutain View dans un communiqué parsemé de formules au conditionnel.
Comment ce rétropédalage a-t-il été accueilli par les annonceurs et l’écosystème numérique ? Et quelles en sont les conséquences concrètes ? BDM a posé ces questions à Erwan Lohezic, directeur général de Biggie, agence hybride spécialisée dans la stratégie et l’activation marketing.
Erwan Lohezic, directeur général de Biggie
Erwan Lohezic dispose de plus de 15 ans d’expérience dans le domaine du digital et des médias, durant lesquels il a travaillé sur diverses expertises (search, tracking, vidéo, social, mesure, management…). Il a notamment travaillé pendant neuf ans chez iProspect, agence média de performance digitale du groupe Dentsu, dont il a pris la direction générale en 2016. Il quitte finalement iProspect en 2021 et co-fonde 3qtz, agence média et cabinet de conseil spécialisé en marketing digital. En 2024, 3qtz rejoint Biggie Group. Avec Gamned! et Repeat, les trois entités forment Biggie, une agence globale de stratégie et activation media et marketing, dont Erwan Lohezic devient directeur général.
En laissant le choix au consommateur, Google clarifie sa position
Pour bien situer le contexte : pourriez-vous m’expliquer les raisons qui ont initialement poussé Google à envisager la suppression des cookies tiers sur son navigateur Chrome ?
ERWAN LOHEZIC – Les motivations sont d’abord d’ordre règlementaire, avec une volonté de se mettre en conformité. À cet égard, Google est dans l’œil du cyclone depuis un certain temps. Et c’était aussi logique sur le plan commercial : les cookies ne représentent plus une source de revenus aussi lucrative qu’auparavant. Pour se mettre en adéquation avec le marché, et remettre le pouvoir dans les mains du consommateur, Google dit à l’utilisateur : « Grâce à moi, tu peux éliminer les cookies de ta navigation, même si ça va faire dix ans que je me nourris sur ton dos ». Google adopte une position intelligente dans ce dossier.
Google ne clarifie donc pas vraiment sa position…
(Il coupe.) Ne pas prendre de décision, c’est en prendre une. C’est dire, finalement : « qui suis-je pour supprimer les cookies tiers ? » alors qu’ils peuvent avoir de l’importance pour le fonctionnement de l’économie numérique. Google estime que ni les consommateurs, ni ses solutions comme la Privacy Sandbox, ne sont prêts pour ce changement. Donc il clarifie sa position en laissant le choix au consommateur : si ce dernier souhaite la fin des cookies tiers, le marché devra s’adapter. Mais cette transition sera initiée par le consommateur lui-même, et non pas Google, qui se présente ainsi comme le « chevalier blanc ».
C’est une stratégie de communication intéressante, même si elle est cynique, puisque c’est justement grâce aux cookies tiers que Google a pu générer des revenus massifs. Et aujourd’hui, cet outil ne lui sert pratiquement plus à rien, puisque davantage d’informations sont obtenues grâce aux personnes connectées à leur compte. C’est un effet de manche. En fin de compte, ce sont surtout les petites entreprises, qui n’ont pas accès à ce genre de données sur les utilisateurs, qui vont trinquer. Mais certainement pas les géants de la tech.
Pour l’instant, Google affirme que le projet Privacy Sandbox continue de se développer, et qu’ils continuent d’écouter le marché. Mais je ne serais pas surpris que ce dossier prenne du retard, sauf si on leur impose une accélération.
Le cookie-tiers a-t-il autant d’importance qu’il y a quelques années, alors que de moins en moins d’internautes l’autorisent ?
Le taux de consentement aux cookies tiers avoisinait les 60 %, donc 40 % des internautes ne les acceptent déjà plus. Le véritable « Big Bang » se situe surtout au niveau de la mesure. Tout devient plus compliqué et flou pour les annonceurs, qui ne peuvent plus mesurer précisément les écosystèmes. Donc il y a plus de modélisation, et qui dit modélisation dit aussi dépendance à des outils ou à des algorithmes tiers. Les annonceurs se retrouvent dans une position de faiblesse, alors qu’ils avaient progressivement repris le contrôle. Avec l’abandon de la suppression des cookies tiers, une partie de la mesure digitale ne se fait plus.
Concernant les revenus, les cookies tiers restaient une source importante pour de nombreux médias, qui n’ont pas assez d’utilisateurs connectés à leur compte, et qui pouvaient donc monétiser leur inventaire au-delà du contextuel. Si les utilisateurs ne sont pas loggés, de nombreuses entreprises, n’ayant pas accès aux mêmes informations que les géants de la tech – qui n’ont besoin que de quelques heures pour identifier le profil d’un utilisateur via leurs services ou leurs algorithmes -, se retrouvent démunies et doivent se contenter de vendre du contextuel.
Le cookie tiers reste en voie de disparition
Certaines solutions ont-elles été explorées pour anticiper la disparition des cookies tiers ?
Du côté des éditeurs, oui. Ils utilisent sur des modèles probabilistes ou déterministes. Le modèle probabiliste, c’est la modélisation. Par exemple, une plateforme peut estimer qu’il est légitime de s’appuyer sur les données récoltées via les cookies tiers lors, disons, des cinq dernières années, parce que son trafic évolue peu d’une année sur l’autre. Les modèles plus déterministes impliquent que l’utilisateur soit connecté. C’est pour ça qu’on assiste à la « course au login » et à la multiplication des comptes utilisateurs. Ce n’est pas un hasard si une plateforme de streaming, comme MyTF1, va systématiquement demander à l’utilisateur de créer un compte pour accéder à son service de replay. C’est leur seule manière de récupérer un email qui peut ensuite être enrichie avec d’autres données. Et puis il y a, aussi, le concept d’ID partagés : un identifiant commun à plusieurs sites qui permet de mutualiser la collecte de données pour en augmenter la valeur. Nous, marketeurs, aurions préféré un système d’ID universel. Mais là, on est dans le monde des Bisounours : beaucoup de sociétés n’ont aucun intérêt à partager leurs données.
Pour conclure, cette décision a-t-elle été perçue comme une déception ou un soulagement ?
Ce n’est ni une déception ni un soulagement, ça ne change rien. Cette décision ne fait que clarifier la position de Google, qui montre que ce ne sera pas lui qui mettra fin aux cookies tiers, mais l’utilisateur. Ce dernier choisira probablement de refuser le suivi, sans se rendre compte qu’il y a un modèle économique derrière. S’il refuse d’être traqué, il devra alors payer pour accéder à du contenu, puisque les cookies tiers permettaient de financer l’accès gratuit. Selon moi, cela pose la question de la neutralité du web.
Quoi qu’il en soit, il faut trouver des solutions alternatives. Les annonceurs ne doivent pas se reposer sur l’idée que Google continuera d’utiliser les cookies. Il faut changer les pratiques. Le cookie va être amené à disparaître et il doit disparaître, parce qu’il a été parfois, il est vrai, utilisé abusivement à des fins de publicité. Ça va assainir une pratique qui n’avait, à mon sens, plus lieu d’être en 2024.