IA : « Vos choix techniques sont des choix géopolitiques »

L’IA n’est pas qu’une avancée technique, elle redessine les rapports de force mondiaux. Asma Mhalla, politologue, expose ces enjeux et comment les tech leaders peuvent y réagir.

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Autour de l'IA se nouent de nouveaux enjeux géopolitiques pour les empires modernes. © kritsapong_j - stock.adobe.com

Que cache la hype, voire parfois « l’hystérie », selon le terme employé par Asma Mhalla, politique et chercheuse spécialisée dans la Tech Policy, qui entoure ces derniers mois l’intelligence artificielle ? Quels enjeux géopolitiques se dessinent derrière la montée en puissance de ces technologies ?

« L’IA, c’est un mot posé comme un bloc, très intimidant… et qui empêche de penser », estime la chercheuse, qui rappelle que, dès 1956, l’expression a été inventée comme « un concept de pitch » destiné à séduire les financeurs. Cette ambiguïté originelle, autour d’un domaine de recherche à l’origine transdisciplinaire et fondamentale, explique la confusion actuelle autour d’un secteur pourtant bien plus vaste que sa dénomination ne le laisse entendre.

Déconstruire la magie

Asma Mhalla insiste d’emblée sur la diversité des technologies que l’on range sous cette bannière. « Il n’y a pas une IA ; il y a des systèmes algorithmiques au pluriel. » Recommandation, biométrie, génératif, prédictif… chaque famille soulève des enjeux politiques et industriels différents. Et face aux récits de rupture qui reviennent régulièrement depuis Deep Blue ou DeepMind, elle tempère : « Tous les dix ans, on annonce la fin de tout… »

Pour elle, l’un des principaux malentendus autour de l’IA vient de la manière dont on la raconte. L’attention médiatique se concentre sur les usages visibles, ChatGPT, Claude, etc., mais ils ne représentent que le dernier maillon d’une chaîne industrielle lourde. Elle rappelle que l’explosion de ChatGPT relève avant tout d’une adoption massive : « La rupture de ChatGPT, c’est d’abord une rupture d’usage, pas technique. » Les modèles existaient en effet depuis plusieurs années.

Elle détaille alors une cartographie de l’IA rarement exposée au grand public : usages, applications, modèles, talents, puces. À chaque étage se joue une bataille stratégique. L’arrivée du modèle chinois DeepSeek, début 2025, illustre cette dynamique : « Vous avez deux modèles, avec ChatGPT, relativement équivalents. » La compétition se joue alors autant sur la stratégie (modèle fermé ou open source, frugal ou non…) que sur la mise en scène politique.

Les chaînes invisibles de l’IA

Remonter la chaîne de valeur, explique Asma Mhalla, permet de comprendre où se situent les vrais rapports de force. Du côté des modèles, on assiste à des batailles de brevets. Sur les talents, elle est catégorique : « Attirer les cerveaux, c’est géopolitique. » Les transferts de chercheurs entre OpenAI et Meta en sont un symptôme, comme le brain drain qui affecte l’Europe malgré la qualité de sa formation scientifique.

Encore plus haut, la bataille se déplace vers les semi-conducteurs. Et là encore, la chercheuse nuance les raccourcis : « Puce, ça ne veut rien dire. » GPU, TPU, niveaux de finesse… les dépendances varient, mais leur importance stratégique est identique. C’est à ce niveau que s’affrontent directement les big tech et les États, les États-Unis ayant par exemple essayé de relocaliser, sous Joe Biden, une partie de la production de semi-conducteurs qui s’opérait à Taiwan, via TSMC, en Arizona, face à l’agressivité de la Chine dans la région.

États-Unis/Chine : un choc de visions

Le duel technologique entre Washington et Pékin n’est que la surface d’une confrontation plus profonde. « Ce qui est en train de se jouer, ce sont des stratégies d’empire », décrit la chercheuse. Les États-Unis tentent de préserver leur leadership technologique, tandis que la Chine ambitionne de redéfinir l’ordre mondial. Donald Trump, malgré son style, s’inscrit selon elle dans une logique de puissance continue : « Il poursuit la volonté de puissance américaine. »

Dans ce contexte, l’IA prend une importance militaire décisive. La supériorité ne tient plus seulement aux armes, mais à la vitesse, la rapidité : collecte, analyse, réaction. « L’IA ici n’est pas vue pas comme instrument magique, mais comme processus d’accélération. » Sur un champ de bataille, dit-elle, « une donnée ne vaut quelque chose que si celui qui la capte en gagne le prix », c’est-à-dire la rapidité d’action.

L’Europe, la puissance qui n’ose pas ?

Que devient l’Europe dans ce paysage ? Asma Mhalla relève une « souveraineté normative défensive. » DSA, DMA, IA Act sont autant de régulations qui encadrent les big tech mais ne compensent pas l’absence de stratégie industrielle structurée. Elle démonte aussi un faux dilemme récurrent : « Sans régulation, vous n’aurez à la fin que des acteurs oligopolistiques », c’est-à-dire un marché monopolisé par quelques acteurs de fait soustraits aux règles de concurrence.

Le problème, selon elle, est que l’Europe reste perçue comme un simple marché. « L’Europe, pour les États-Unis, c’est une zone d’influence. Un marché. » L’épisode de l’accord commercial signé l’été dernier par l’UE et Ursula von der Leyen, suivi immédiatement d’une menace directe de Donald Trump, illustre ce rapport de force. Elle résume ainsi la situation : « Nous n’avons pas de stratégie industrielle. » Pour être souveraine, l’Europe devrait définir des filières prioritaires et investir avec une vision « à 30 ans ».

Le message aux entreprises : « Un choix technique est un choix géopolitique »

La conclusion est adressée aux acteurs présents au Tech.Rocks Summit, où s’est tenue la conférence d’Asma Mhalla : CTO, dirigeants tech, responsables de produits et de données. « Les choix techniques que vous allez faire sont des choix géopolitiques. » La question n’est pas d’être pro-américain ou pro-chinois, mais d’être capable d’assurer une continuité stratégique. D’où une recommandation simple : « Quel est mon plan B ? Quelle est ma solution de redondance le jour où je n’ai plus accès aux technologies américaines ou chinoises ? »

Pour Asma Mhalla, le pouvoir s’est déplacé : « Le pouvoir s’est déporté du public… Il est entre vos mains. » Les entreprises, par les architectures technologiques qu’elles choisissent d’adopter ou d’écarter, deviennent des acteurs directs de souveraineté. Un rôle dont elles doivent désormais prendre conscience.

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