Exclusion numérique : état des lieux d’une fracture qui persiste en 2025

L’exclusion numérique touche plus de personnes qu’on ne le pense en France. Victor Baysang-Michelin revient pour BDM sur la réalité de ce phénomène en 2025.

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L'exclusion numérique concerne un tiers des Français. © grandfailure - stock.adobe.com

Alors que le numérique s’impose dans toutes les démarches du quotidien, une partie de la population reste encore en difficulté pour accéder, comprendre et maîtriser ces outils. L’exclusion numérique ne se limite plus à une question d’équipement : elle touche désormais les compétences, la culture numérique et la capacité à évoluer dans un environnement technologique en constante mutation. Pour faire le point sur cette situation, BDM a rencontré Victor Baysang-Michelin, responsable plaidoyer chez Emmaüs Connect.

Qu’est-ce que l’exclusion numérique ?

Exclusion numérique, fracture numérique, illectronisme…

Pour Victor Baysang-Michelin, l’exclusion numérique se caractérise avant tout par l’incapacité à utiliser pleinement les outils numériques. Une notion bien plus large que la simple « fracture numérique », longtemps associée aux différences d’accès entre territoires. L’exclusion numérique regroupe deux familles d’inégalités : celles qui relèvent de l’accès (manque d’équipement ou d’une connexion Internet par exemple) et celles liées au manque de compétences ; on parle alors d’illectronisme, qui illustre le fait de ne pas être en mesure d’utiliser pleinement les outils numériques.

Dans l’illectronisme, il y a plusieurs degrés. Ce n’est pas parce qu’on sait utiliser un smartphone pour aller sur TikTok ou Instagram qu’on maîtrise les outils numériques.

À cela s’ajoute également la notion de culture numérique minimale. Utiliser un outil, remplir un formulaire, est une chose, comprendre les implications (les algorithmes, la circulation des données, etc.) et développer un esprit critique vis-à-vis de ces technologies en est une autre. C’est ce qu’Emmaüs Connect appelle l’éducation à la citoyenneté numérique.

Quelques chiffres clés pour comprendre l’exclusion numérique

Concrètement, comment la France est-elle impactée par l’exclusion numérique ? Selon le baromètre du numérique 2025, plus d’un tiers (36 %) de la population française rencontre au moins un frein dans son utilisation du numérique au quotidien. Les raisons sont variées : 20 % rencontrent un frein lié à la maîtrise insuffisante des outils, 11 % pour des questions d’équipement et 8 % pour l’accès à Internet ; et parmi ces personnes, certaines cumulent plusieurs freins.

Si l’on adopte un regard sociologique, le constat est le même. Une étude du Crédoc, menée en 2023, indique que 31,5 % des plus de 18 ans se sentent éloignés du numérique, ce qui représente 16 millions de personnes en France.

Des conséquences majeures

Les conséquences sont importantes. Aujourd’hui, la question du numérique est une vraie problématique d’intégration sociale et de démocratie, explique Victor Baysang-Michelin. Sans outils ou compétences numériques, il est difficile d’accéder à ses droits (une demande de RSA par exemple), mais aussi de participer à la vie sociale (usage de WhatsApp, applications de mobilité d’un point A à un point B…). Nous sommes passés d’une interface humaine (guichets) à une interface numérique. Et cela touche en premier lieu les plus précaires. Le débat public lui-même se déroule massivement en ligne, notamment sur les réseaux sociaux. « Si vous n’êtes pas capable d’utiliser de façon éclairée les réseaux sociaux et les outils numériques, cela va avoir un impact sur le débat démocratique. »

La première cause d’exclusion numérique, c’est la question sociale. Si vous êtes en situation de précarité sociale, vous allez être en précarité numérique, c’est une quasi-certitude.

Les statistiques sont sans appel :

  • Les personnes sans diplôme ont sept fois plus de risque d’être en situation d’illectronisme que celles ayant un bac+3,
  • Les 20 % les plus modestes ont six fois plus de risques que les 20 % les plus aisés.

Le niveau de diplôme et le revenu sont les deux facteurs principaux. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas d’abord une question d’âge : les 18-24 ans sont aujourd’hui la tranche d’âge qui déclare avoir le plus de difficultés liées au numérique.

L’exclusion numérique, une question d’âge ?

L’idée selon laquelle l’exclusion numérique toucherait principalement les personnes âgées reste très répandue. Pourtant, les données et le terrain montrent une réalité plus nuancée.

Non, les personnes âgées ne sont pas les seules concernées

Victor Baysang-Michelin le rappelle : si des difficultés existent bien après 70 ans, et souvent liées à la perte d’autonomie, les seniors ne sont pas les plus exposés aux autres freins. Les 60-69 ans apparaissent même, en moyenne, mieux connectés que l’ensemble de la population. Cela s’explique en partie par leur situation matérielle : les retraités disposent souvent de ressources plus stables que les actifs, ce qui limite les difficultés d’accès ou d’équipement. Deux des trois freins principaux (la connexion et l’équipement) sont donc moins présents chez eux.

Les données récentes confirment cette tendance. Selon Victor Baysang-Michelin, 52 % des 18-24 ans déclarent rencontrer au moins un frein dans leur usage du numérique, contre 48 % des personnes de plus de 70 ans. Un écart faible, mais révélateur d’une idée reçue largement dépassée : ce ne sont pas les plus âgés qui rencontrent le plus de difficultés, mais les personnes les plus vulnérables socialement, quel que soit leur âge.

L’exclusion numérique ne se réduit donc pas au vieillissement : elle touche aussi des publics jeunes, souvent confrontés à des freins économiques, scolaires ou sociaux. Pour Emmaüs Connect, c’est un point essentiel : tant que la dimension sociale reste centrale dans l’accès au numérique, l’âge ne pourra jamais suffire à expliquer le phénomène.

L’exclusion numérique pourrait disparaître « toute seule », avec les nouvelles générations ?

L’une des idées reçues persistantes autour du numérique consiste à croire que l’exclusion disparaîtra « naturellement » avec l’arrivée de générations plus jeunes, supposées plus à l’aise avec les technologies. Pour Victor Baysang-Michelin, cette idée repose sur plusieurs illusions.

La première tient à l’évolution permanente des technologies. Même si l’usage initial semble simple, il faut sans cesse s’adapter. Les innovations actuelles, comme l’IA générative par exemple, illustrent bien cette dynamique. Les difficultés se déplacent, mais ne disparaissent pas.

Il faut déconstruire le mythe du « digital native » ; ça n’existe pas. Aujourd’hui, ce n’est pas parce que vous êtes jeune que vous savez utiliser les outils numériques. Si vous naissez dans un foyer précaire avec peu de diplômes, il y a de fortes chances que vous soyez en difficulté dans l’activation des compétences numériques.

À cela s’ajoute l’absence de transmission : un jeune ne devient compétent que si un adulte lui a appris, ce qui suppose que cet adulte maîtrise lui-même les usages. La compétence numérique n’est donc pas innée ; elle est sociale, transmise et contextualisée.

Enfin, Victor Baysang-Michelin pointe une dimension plus culturelle : une forme de techno-solutionnisme qui imprègne le débat public, consistant à considérer qu’une nouvelle technologie propose « forcément un progrès ». Cette vision empêche de poser les questions essentielles : une innovation est-elle vraiment toujours utile ? Qui en bénéficie ? Qui laisse-t-elle de côté ? Pour toutes ces raisons, l’idée d’une disparition automatique de l’exclusion numérique relève davantage d’une croyance que d’une réalité observée.

De quelle manière évolue l’exclusion numérique ?

Contrairement à l’idée d’une amélioration progressive, l’exclusion numérique ne montre malheureusement pas de recul significatif. Victor Baysang-Michelin souligne que les difficultés de base restent largement présentes : depuis douze ans, les parcours d’initiation aux usages essentiels d’Emmaüs Connect affichent toujours complet. À l’échelle nationale, un tiers de la population rencontre des difficultés avec le numérique ; un chiffre qui n’a pas baissé depuis 2017. Cette stabilité montre que le problème structurel ne se résorbe pas.

Nous accompagnons 20 000 personnes chaque année, ce qui montre que la demande est constante.

Si certains aspects progressent légèrement, notamment en matière d’équipement, les besoins évoluent au rythme des usages et des outils : à mesure que les technologies se complexifient, il faut renouveler le matériel, mais aussi acquérir de nouvelles compétences.

Pour le responsable plaidoyer d’Emmaüs Connect, la principale évolution porte désormais sur la culture numérique et l’esprit critique. L’apparition et la diffusion massive de l’IA générative ont fait émerger de nouvelles fragilités. Beaucoup de personnes utilisent ces outils sans regard critique, en particulier les plus jeunes issus de milieux sociaux favorisés, qui ont un usage très ludique du numérique. Ils maîtrisent les gestes récréatifs, mais pas forcément les usages utiles : faire un CV, naviguer dans le cadre d’une démarche administrative, distinguer le vrai du faux.

Si vous mettez le smartphone dans la main des jeunes, 90% d’entre eux sauront l’utiliser, mais ils n’iront pas faire leur CV. Ils sauront par contre aller sur TikTok ou utiliser l’IA de manière récréative.

Cette difficulté n’est pas anecdotique : elle traduit un déplacement du problème. L’exclusion numérique ne se limite plus à « savoir cliquer », mais à comprendre comment fonctionnent les outils, comment vérifier une information produite par une IA, ou comment garder la main sur les décisions qui nous concernent.

Dans cette perspective, l’exclusion numérique n’est donc pas en voie de disparition : elle se transforme, et peut même se renforcer si les enjeux de culture numérique et d’analyse critique ne sont pas pris en compte.

Venez dans un espace Emmaüs Connect. Il y en a 19 en France : vous verrez la réalité. Quand vous ouvrez à 14 heures et qu’il y a déjà vingt personnes devant la porte… vous comprenez l’ampleur de l’exclusion numérique.

Reste à comprendre comment le secteur numérique peut agir concrètement pour réduire ces inégalités. Un sujet qui fera l’objet d’un article dédié sur BDM prochainement.

Picture of Victor Baysang-Michelin

Victor Baysang-Michelin, Responsable plaidoyer

Victor Baysang-Michelin est chargé de plaidoyer chez Emmaüs Connect, où il travaille sur les enjeux d’inclusion numérique et d’accès aux droits. Titulaire d’un master en relations internationales, il a auparavant évolué dans le secteur de l’aide au développement, notamment au Kosovo puis au Nigeria dans le cadre de missions liées à l’AFD.

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