Entre l’Europe et les États-Unis, un monde numérique à deux vitesses
Pionnière de la régulation en ligne, l’Union européenne contraint les acteurs de la tech à créer deux mondes numériques différents. Un américain rapide et permissif, et un européen protecteur mais retardataire.

En 2024, l’Internet mondial semble de plus en plus divisé entre une vision américaine permissive et une européenne plus strictement régulée. Ces différences se manifestent dans la manière dont les entreprises de la tech déploient leurs nouvelles fonctionnalités et présentent leurs services. Cette dualité, en partie due à des régulations comme le Digital Markets Act (DMA) ou l’AI Act en Europe, façonne non seulement l’affichage des résultats de recherche en ligne, mais aussi l’introduction des technologies d’IA sur le Vieux Continent par rapport au Nouveau Monde.
En Europe, les systèmes de régulation redéfinissent la recherche en ligne
L’application du Digital Markets Act en 2024 a changé la manière dont les moteurs de recherche, secteur où Google détient un monopole mondial, affichent les résultats en Europe. Désormais, le DMA interdit le « self-preferencing », c’est-à-dire la mise en avant des propres services des grandes plateformes comme Google, Meta ou Amazon. Dans le domaine du voyage, par exemple, Google ne peut plus promouvoir ses propres modules de réservation de vols ou d’hôtels en haut des pages de résultats. À la place, les utilisateurs européens voient apparaître des liens directs vers des sites ou agrégateurs tiers.
Mais ces changements, arrivés tardivement après une amende récemment confirmée de 2,4 milliards infligée à Google par l’UE, n’ont pas eu que des conséquences positives pour les acteurs locaux. Une étude montre que depuis la mise en place de ces nouvelles règles, les clics sur les résultats de Google relatifs aux hôtels ont chuté de 30 % en Europe par rapport aux États-Unis. Dans le secteur du shopping, certains agrégateurs locaux ont perdu en visibilité au profit de grandes marketplaces américaines comme Amazon, à l’image de ce qu’il a été observé en Allemagne.
Les acteurs de la tech retardent le déploiement de l’IA en Europe
Les réglementations européennes ne se limitent pas aux questions de concurrence. Si les nouvelles technologies d’IA sont également concernées par le DMA, elles doivent également répondre aux conditions posées par le RGPD comme par l’AI Act. Ainsi, l’utilisation des données personnelles comme ressources d’entraînement des modèles est notamment au centre des débats en Europe, alors que la question ne se pose pratiquement pas – du moins pas encore – outre-Atlantique. Plusieurs entreprises ont ainsi dû retarder le lancement de certaines solutions ou fonctionnalités clés sur le marché européen.
Meta et Apple basent en effet leur marketing sur ces nouveaux services, tels que Meta AI et Apple Intelligence, leurs fonctionnalités IA devant intégrer tout leur écosystème. Mais ces sociétés font face à deux défis et doivent jouer sur des tableaux différents : parvenir à promouvoir leurs nouveaux services en Europe alors que les utilisateurs concernés n’ont pas accès auxdites fonctionnalités, et complaire le plus rapidement possible aux régulateurs de l’UE afin de déployer ces services sans retard trop préjudiciable pour leur business.
Aux États-Unis, un environnement plus permissif mais moins protecteur
Contrairement à l’Europe, l’absence d’un cadre réglementaire fédéral unique aux États-Unis permet aux entreprises de déployer plus rapidement leurs nouvelles technologies. La California Consumer Privacy Act (CCPA), bien que similaire au RGPD dans sa volonté de protéger le consommateur, est par exemple beaucoup moins contraignante. Elle n’empêche notamment pas à des entreprises comme Google, Meta et Amazon de continuer à privilégier leurs propres services dans les résultats de recherche – au contraire du DMA – et à profiter plus librement des données des utilisateurs.
Plusieurs cas de déploiement déjà effectués outre-Atlantique éclairent les différences avec l’Europe. 2023 a notamment vu Meta contraint de retarder le lancement européen de son nouveau réseau social Threads. L’UE souhaitait notamment que la firme américaine dissocie les données issues des profils Threads des profils Instagram des utilisateurs. Google retarde quant à lui AI Overviews, sa nouvelle façon d’afficher les résultats de recherches, déjà disponible aux États-Unis. Il en va de même pour Meta AI – dont les nouvelles fonctionnalités IA sont présentées en grande pompe -, qui n’a toujours pas intégré l’écosystème européen de Meta. Apple Intelligence connaîtra le même sort dans les mois à venir.
Vers un futur numérique bipolaire ?
La confrontation entre ces deux régimes réglementaires pourrait créer un Internet de plus en plus fragmenté, où les expériences utilisateurs diffèrent radicalement selon la région. Les acteurs de la tech doivent naviguer entre deux environnements de régulation : l’un qui priorise la protection des utilisateurs et limite les monopoles, et l’autre qui favorise une innovation rapide au prix de la transparence et de la concurrence équitable. Alors que l’Union européenne impose des choix explicites, les États-Unis emboîteront-ils le pas de leurs homologues régulateurs ou resteront-ils fidèles à leur manière de faire ?
L’Europe reste pionnière en matière de régulation numérique, au risque de freiner l’innovation sur son territoire. Mais la véritable question est de savoir quelle innovation souhaitons-nous ? Si l’absence, durant quelques mois, d’un agent conversationnel aspirateur à données inclus dans nos comptes Instagram ou d’un générateur d’images sur Facebook est le prix à payer pour éviter certaines tristes conséquences du manque de régulation, comme les récents exemples d’identification via les lunettes Ray-Ban Meta 2 couplées à des technologies d’IA (voir la vidéo du Parisien ci-dessous), cela ne vaut-il pas la peine d’attendre ?