« Une nouvelle bureautique » : Erwan Kezzar nous partage sa vision du no code
Le no code promet de rendre la création numérique accessible à tous. Pour Erwan Kezzar, il s’agit surtout d’une nouvelle culture appelée à transformer nos usages.
Longtemps réservé aux développeurs, le pouvoir de créer des applications ou d’automatiser des processus est désormais à portée de tous grâce au no code. Ces outils promettent de transformer n’importe quel professionnel en bâtisseur numérique. Mais derrière l’apparente simplicité des interfaces visuelles, se cache un apprentissage exigeant, qui repose moins sur la magie que sur la méthode et la compréhension.
C’est cette vision qu’Erwan Kezzar défend depuis plusieurs années à travers Contournement, une structure qui forme des profils non techniques au no code. À ses yeux, ce mouvement ne se résume pas à une mode ou à une suite d’outils pratiques, ni même à une menace pour les développeurs, mais constitue une nouvelle culture numérique appelée à transformer durablement notre façon de travailler. Dans un entretien accordé à BDM, il revient sur les enjeux et les usages du no code.
On entend parfois que le no code va « remplacer », du moins en partie, les développeurs. Que pensez-vous de cette perspective ?
Chez Contournement, on considère que ces outils permettent surtout à des personnes qui ne savaient pas développer de créer des solutions pour leurs propres besoins. Souvent, ce sont des projets qui n’auraient pas vu le jour autrement, faute de budget ou de compétences. On imagine souvent le no code pour lancer une startup ou une appli, mais la réalité, c’est que la plupart des usages concernent l’optimisation de processus internes, l’automatisation de tâches et la productivité. Il est rare qu’une TPE ou une association fasse appel à une agence pour cela, car ce serait trop cher. Le no code rend ces solutions accessibles.
En revanche, il est vrai que certains domaines traditionnellement réservés aux développeurs deviennent accessibles avec le no code. Webflow ou WeWeb permettent déjà de créer des sites très avancés, et Bubble, Softr ou FlutterFlow servent à développer des MVP ou des applis très puissantes. Dans ce cadre, le no code est un véritable atout pour aller vite et à moindre coût. Mais quand un projet réussit, il atteint tôt ou tard les limites du no code et doit passer à des outils plus complexes ou au code.
Pour nous, le code a encore de beaux jours devant lui. La vraie menace pour le métier n’est pas le no code, mais la génération de code par l’IA, surtout pour les profils les moins solides. Par ailleurs, beaucoup de développeurs utilisent déjà le no code au quotidien : pour sortir une landing page, automatiser avec Make ou n8n, ou créer une petite base de données sur Airtable. Ils le voient comme un autre langage, un langage visuel.
On préfère d’ailleurs parler de « programmation visuelle » plutôt que de « no code ». Même sans écrire une ligne, on programme, on construit, on donne des instructions à la machine. Et on remarque que beaucoup de no codeurs se mettent ensuite au code pour dépasser les limites. Pédagogiquement, c’est même une excellente porte d’entrée, car cela aide à comprendre rapidement les bases de la programmation.
La distinction entre no code et low-code reste floue pour beaucoup. Comment la définiriez-vous, au-delà des différences techniques ?
No code, c’est « pas de code ». Low-code, c’est « peu de code », mais du code quand même.
La promesse du no code, c’est d’être conçu pour des personnes non techniques, qui peuvent obtenir des résultats sans lire ni écrire une seule ligne, et même sans bagage préalable. En quelques heures, on voit déjà des gens créer une petite base de données relationnelle ou lancer des automatisations. Si l’on veut aller plus loin, il faut se former plus longtemps. Le low-code, lui, vise plutôt des profils techniques. Ce sont des briques pré-développées qu’il faut savoir relier entre elles. Quand on met no code et low-code sur le même plan, je ne suis pas d’accord : ce sont deux univers très différents.
Le no code porte une promesse forte : même sans compétences techniques, vous pouvez répondre à vos propres besoins. C’est presque une nouvelle bureautique. Après une demi-journée de formation sur Airtable, vous aurez les bases pour en faire bon usage, plutôt que d’ouvrir un Excel. Idem avec Notion, qui structure l’information comme le web. Je préfère largement que des gens ouvrent Notion plutôt que Word. Dans le low-code, on ne retrouve pas cette dimension.
De plus en plus de professionnels se forment au no code. Mais peut-on réellement en vivre aujourd’hui ? Que dit le marché de l’emploi sur ces nouveaux profils ?
Quitte à vous surprendre, nous ne faisons pas partie de ceux qui disent : « formez-vous au no code et à l’IA, il y a des milliers d’emplois ». Honnêtement, cela reste à prouver. Quand on tape « développeur no code » sur les sites de recherche d’emploi, il n’y a pas dix mille résultats. Ces discours relèvent surtout de l’incantation pour vendre de la formation, comme on l’a vu un temps avec le code. Résultat : le marché se retrouve saturé de juniors pas très bien formés.
En freelance, c’est possible : certains vivotent, d’autres cartonnent, mais la concurrence est rude et les promesses de facturer 500 € par jour après quelques semaines de formation sont illusoires. Il faut du niveau, du temps et des compétences en gestion de projet et en prospection. Nous conseillons souvent de viser d’abord un poste salarié, mais là encore, les opportunités sont limitées. Il y a encore peu de CDI en tant qu’expert ou développeur no code.
Cela dit, tirer son épingle du jeu reste possible. Je pense à Quentin, un jeune que nous avons embauché : il a arrêté des études de biologie, s’est formé dans les Landes, a travaillé intensivement pendant un an, multiplié les projets et les missions en freelance, jusqu’à devenir formateur puis salarié chez nous.
Pour nous, le vrai sujet n’est pas de devenir « expert no code » en soi, mais d’ajouter le no code et l’IA générative comme compétences complémentaires. Tu fais des RH, de la com, de la gestion de projet ? Tu peux valoriser le fait que tu sais automatiser, créer de petites solutions, optimiser ton travail. Nous avons même déposé les premières certifications officielles reconnues par l’État, qui permettent de valider ces compétences. Et cela peut vraiment faire la différence sur un CV : certaines personnes sont devenues cadres ou référentes no code dans leur entreprise.
En cofondant Contournement, vous avez structuré une pédagogie du no code pour des profils non techniques. Concrètement, comment forme-t-on au no code ?
En effet, Contournement, c’est uniquement de la pédagogie : nous ne faisons ni production ni conseil, et nous nous concentrons sur des outils accessibles aux non-techniques. Par exemple, nous privilégions les outils qui permettent déjà de créer quelque chose en quelques heures ou quelques jours.
Notre pédagogie repose avant tout sur la pratique : dans nos formations, 70 % du temps est consacré à des exercices pratiques. Nous croyons donc beaucoup à la pédagogie par projet : tu as un projet, tu pratiques. Mais nous défendons aussi le magistral bien fait. Trop de formations commencent directement par l’architecture de données, comme les facs d’informatique à l’époque. Nous, nous préférons donner une première victoire au bout de deux heures : une base, une vue, une relation. Puis vient l’apprentissage par l’erreur : tu n’arrives pas à connecter produits, commandes et clients ? Alors tu comprends que les tables de jonction servent à ça.
Notre approche consiste à partir du concret, puis à introduire progressivement les notions théoriques : architecture, abstractions, bonnes pratiques. De cette manière, elles s’ancrent beaucoup mieux. Il faut apprendre ce qui est théorique au fur et à mesure que l’on en rencontre le besoin.
Vous insistez souvent sur l’idée que le no code n’est pas « magique ». Quels sont, selon vous, les discours à déconstruire à son sujet ?
Le no code, ce n’est pas facile, ce n’est pas magique, ce n’est pas télépathique. C’est accessible. Mais au vu de toute la propagande opportuniste qu’il peut y avoir — « tu vas devenir riche », « tu vas lancer ta licorne », « si tu ne fais pas de no code, tu rates le train » —, il y a beaucoup de fantasmes. C’est difficile de déconstruire tout ça, mais nous y œuvrons.
Pour nous, il y a trois raisons principales de se former :
- Ça évite de plafonner et d’avoir l’impression d’être doué sans se douter de l’étendue de ce qu’il reste à apprendre.
- Ça évite de faire les choses dans le mauvais ordre. Beaucoup d’entreprises n’arrivent pas à avancer parce qu’elles utilisent plein d’outils, mais sans aucune méthode.
- Ça évite d’apprendre d’une mauvaise manière, parce qu’il est parfois difficile de déconstruire les mauvaises habitudes.
Si on se jette la tête la première dans les outils sans se former un minimum en matière de sécurité, on peut même prendre des risques juridiques. Si, par erreur, on met la base de données clients en public, cela peut poser de sérieux problèmes…
Depuis l’explosion des outils d’IA générative, avez-vous observé un changement dans les usages ou les attentes autour du no code ? Est-ce que les deux mondes se rejoignent naturellement ?
Oui, clairement. Déjà dans la perception : l’IA générative et le no code sont souvent associés, car ils participent d’un même mouvement de démocratisation. On se dit : « grâce à l’IA générative, je peux produire du contenu, et grâce au no code, je peux produire des applications ». Mais attention : créer du code avec l’IA, ce n’est pas du no code, c’est ce du vibe coding.
Ce qui devient vraiment intéressant, c’est l’automatisation combinée à l’IA. Automatiser, c’est interconnecter des outils pour qu’une tâche se fasse de manière déterminée. Par exemple : je reçois un email avec une pièce jointe PDF, j’automatise l’enregistrement de cette pièce jointe et, en prime, je crée une notification dans Slack. Là, c’est de l’automatisation sans IA.
Avec l’IA, on franchit un cap. On peut imaginer que le contenu du PDF soit envoyé automatiquement dans ChatGPT, puis que la réponse générée soit collée dans un fichier Excel. Tout ce processus, qui jusque-là devait être réalisé manuellement, peut être automatisé. Et avec l’IA dite agentique, on peut même donner un contexte et des objectifs plus ou moins précis, et elle prendra des décisions seule. C’est moins fiable, bien sûr, mais très puissant. Ce qui est frappant, c’est que ces agents commencent à être réalisables par des profils non techniques, même si cela reste difficile.
Enfin, il existe désormais des outils no code qui intègrent directement l’IA. Je pense à TimeTonic, une alternative française à Airtable. Nous avons formé une entreprise de l’agroalimentaire qui, sans même s’en rendre compte, a intégré de l’IA dans son projet, simplement parce que l’outil le proposait au bon endroit.
Donc oui, les deux mondes se rejoignent naturellement, et cela ouvre énormément de perspectives.
En lien avec la démocratisation des IA génératives, vous évoquiez la notion de « vibe coding ». Comment vous positionnez-vous vis-à-vis de cette tendance ?
Pour nous, le vibe coding n’est pas destiné aux débutants. Ce n’est pas quelque chose d’accessible aux personnes non techniques qui veulent simplement digitaliser leurs processus. Il faut tout de même savoir coder un minimum. Ce n’est donc pas vraiment notre positionnement chez Contournement : nous réfléchissons toujours mûrement avant d’adopter un nouvel outil ou de suivre une tendance.
Mon associé, Alexis Kovalenko, est plus investi sur ce sujet. Il va d’ailleurs sortir une formation sur les bonnes pratiques de code appliquées au vibe coding. Je trouve que c’est une excellente approche : fais du vibe coding, mais fais-le bien. Profite-en pour maîtriser les bonnes pratiques de code et de programmation. Si tu dois en faire, autant que ce soit en comprenant ce que tu fais, en montant en compétences et en devenant un vrai vibe-codeur, pas un vibe-bidouilleur.
Dans les années à venir, pensez-vous que le no code puisse devenir une norme culturelle, au même titre que la bureautique hier ?
Pour nous, c’est vraiment une nouvelle bureautique à certains égards, une nouvelle façon de développer. On prédit même que certaines compétences no code vont remplacer, ou du moins supplanter, certaines compétences bureautiques comme Word ou Excel. Demain, ce sera plutôt Notion, Airtable ou leurs équivalents qui feront office de norme.
Pourquoi ? Parce que les tableurs, comme Excel, sont utilisés depuis des dizaines d’années à contre-emploi. Excel est conçu pour faire des calculs, pas pour gérer des données. Dès qu’on commence à y lister des tâches, des événements, des produits, des chèvres et des carottes, on détourne l’outil. Les outils no code comme Airtable, eux, sont faits pour ça. Et puis il y a la dimension hypertextuelle. Notion, par exemple, organise l’information comme le web lui-même : des pages, des sous-pages, des liens, des bases de données interconnectées. C’est ça, la nouvelle bureautique.
En termes d’usage, j’espère que cela ne restera pas seulement un truc de startups ou d’ingénieurs. Nous avons vraiment œuvré pour démocratiser ces outils, pour recréer un peu l’ambiance du web des débuts : beaucoup de partage, du pragmatisme, de l’honnêteté intellectuelle. C’est cela qui accompagnera la diffusion du no code comme nouvelle norme culturelle.
Depuis ce jeudi 18 septembre, Contournement propose une nouvelle formation gratuite pour découvrir les bases sur 4 outils no code de référence : Airtable, Softr, Zapier et Notion. Si la formation vous intéresse, rendez-vous à ce lien !
Erwan Kezzar, Expert en no code, co-fondateur de Contournement
Erwan Kezzar est expert du no-code, cofondateur de Contournement et président de NoCode for Good. Figure de référence en France, il milite pour un numérique accessible et voit dans le no-code une nouvelle bureautique à l’ère de l’IA.