Enfants et écrans : et si on arrêtait de paniquer ?
Interdictions, recommandations, culpabilité… Que disent vraiment les études sur l’impact des écrans sur les enfants ?

« Il en va de l’avenir de nos sociétés et de nos démocraties. » C’est dans le cadre d’une conférence de presse au cœur de la campagne pour les élections législatives de 2024 qu’Emmanuel Macron prononce ces mots. Le Président de la République ne parle ni du risque de l’extrême droite, ni des conflits en cours en Europe et au Proche-Orient, mais du « bon usage des écrans pour nos enfants, dans les familles, à la maison comme en classe ». Le chef de l’État reprend alors l’antienne d’une jeunesse fragilisée par les écrans, avec le souhait « d’établir un consensus scientifique » sur l’impact des écrans pour les enfants. Mais cette volonté d’« éclairage sur le débat public » n’aura pas franchi le cap des intentions, freinée par les effets de la dissolution et l’incertitude des résultats des législatives.
Pour autant, les préoccupations liées à l’impact des écrans sur le développement de l’enfant sont persistantes et les choix éducatifs liés à cette question sont souvent jugés déterminants. Qu’en est-il vraiment ? Pour y voir plus clair, nous nous sommes penchés sur les travaux scientifiques consacrés à cette question et avons interrogé deux universitaires spécialistes du sujet : Jonathan Bernard, épidémiologiste à l’Inserm, et Sylvie Octobre, chercheuse au Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS), du ministère de la Culture. Tour d’horizon.
Écrans et enfants : quels sont les impacts réels ?
Les études visant à déterminer les effets de l’exposition des enfants aux écrans sur leur développement ne manquent pas. Pour autant, aucun consensus scientifique n’a été établi à ce jour, ce qui peut expliquer, en partie, la persistance d’un certain nombre de croyances ou exagérations. Certains effets reviennent toutefois dans plusieurs études, qui associent notamment la forte exposition aux écrans avec une altération du développement des compétences langagières chez l’enfant ou, à l’inverse, des effets positifs des écrans sur le raisonnement non verbal.
L’épidémiologiste Jonathan Bernard a participé à plusieurs travaux visant à déterminer l’impact des écrans sur le développement des enfants. Selon lui, si ces tendances ont bien été observées, leur importance a souvent été surestimée : « L’effet des écrans sur le développement cognitif du jeune enfant est plus modeste que certaines personnes le pensent. Les facteurs familiaux jouent un rôle si important dans le développement cognitif que les ignorer peut mener à penser que tout est de la faute des écrans. Il n’en est rien, bien sûr. »
L’étude Associations of screen use with cognitive development in early childhood: the ELFE birth cohort* (S. Yang et al.), à laquelle il a participé, révèle notamment que, si les effets des écrans mentionnés précédemment sont effectivement observables, l’impact sur le développement cognitif semble relativement faible. Par ailleurs, ces effets ne persistent pas nécessairement dans le temps : les associations négatives observées à 2 ou 3 ans et demi ne sont plus significatives à 5 ans et demi.
*La cohorte ELFE (Étude Longitudinale Française depuis l’Enfance) est une étude scientifique qui suit plus de 18 000 enfants nés en 2011 afin de comprendre comment leur environnement influence leur développement, leur santé et leur parcours scolaire.
Utiliser les écrans, mais pour quoi faire ?
Si un usage excessif des écrans peut perturber le développement de l’enfant, comme tout excès, ces derniers ne sont pas pour autant intrinsèquement néfastes. Jonathan Bernard illustre : « Si je vous dis que mon enfant ne mange que des légumes, donc son alimentation est excellente, vous trouverez cela stupide. Peut-on concevoir qu’un enfant qui passe 4, 8 ou 12 heures par jour, devant les meilleurs contenus médias qui soient, soit un enfant qui se développe bien ? Évidemment que non. Un enfant a une multitude de besoins pour se développer harmonieusement : bénéficier d’attention et d’affection, bien dormir, manger équilibré, être actif et jouer dehors, manipuler des objets, s’amuser seul et en groupe, etc. »
L’usage des écrans est ainsi indissociable du contexte dans lequel il a lieu. L’étude Associations of screen use with cognitive development in early childhood: the ELFE birth cohort met notamment en exergue la différence entre une consommation passive et un usage actif de l’écran, avec des impacts négatifs plus importants pour les usages passifs, par exemple la présence d’un téléviseur allumé pendant les repas. Certaines études soulignent également les effets positifs d’un co-visionnage avec les parents (S. Madigan et al., 2020) ou du visionnage d’un programme à visée éducative (S. M. Fisch, 2014).
À chaque fois qu’on prend un écran, c’est dans un contexte particulier, un moment particulier, pour faire une chose en particulier, avec une présence ou non d’autres personnes. C’est encore plus vrai pour des jeunes enfants, dont l’ensemble de la vie est géré par des adultes, ajoute Sylvie Octobre.
Pas d’écrans avant 3 ans, pas de réseaux sociaux avant 11 ans
La solution pourrait-elle se trouver dans des politiques de restrictions ou d’interdictions, telles qu’envisagées par le chef de l’État lors de sa conférence de presse ? Quelques mois avant son intervention, Emmanuel Macron s’est vu remettre un rapport intitulé Enfants et écrans – À la recherche du temps perdu, réalisé par un comité d’experts. Celui-ci, s’il reconnaît dans son préambule les possibles vertus des écrans — accès facilité à la connaissance, libération intellectuelle, réduction des inégalités, dépassement des savoirs de l’adulte —, met en garde contre leur « faculté d’être utilisés pour enfermer, aliéner, soumettre les enfants ». Parmi les propositions listées dans le rapport, on retrouve l’interdiction des écrans avant 3 ans, l’interdiction du téléphone portable avant 11 ans, la limitation à des téléphones sans Internet entre 11 et 13 ans, l’accès aux réseaux sociaux à partir de 15 ans seulement, ou encore la création d’une majorité numérique à 15 ans.
Ces recommandations, en accord avec celles de l’OMS, se basent sur certains « signaux faibles » remontés par certains interlocuteurs clés lors d’auditions conduites par la commission.
Certains pédiatres, orthophonistes, médecins de PMI, sont amenés à suivre des enfants de moins de trois ans présentant des difficultés du langage, de l’alimentation et de la communication, et dont il s’avère qu’ils ont été et sont fortement surexposés aux écrans. De même, certains enseignants en maternelle et en élémentaire s’inquiètent d’une impression de majoration des difficultés de concentration et de la moindre richesse du vocabulaire de leurs élèves, est-il indiqué dans le rapport.
Sylvie Octobre, si elle ne remet pas en question ces observations, met en garde contre des recommandations parfois déconnectées de la réalité des foyers. Dans sa publication Enfants et écrans durant les six premières années de la vie à travers le suivi de la cohorte Elfe, réalisée conjointement avec Kévin Diter, elle observe que certaines recommandations couramment édictées, notamment la règle d’or du « pas d’écran avant 3 ans », peuvent se révéler inopérantes car trop éloignées des réalités, voire accusatrices vis-à-vis de certaines catégories de la population. « La norme de la restriction de l’accès est une petite musique que tout le monde a en tête, mais qui, comme on en est très loin, se traduit souvent par une mise en accusation des catégories populaires qui sont les plus loin des normes, ou qui n’ont pas l’art de cacher qu’elles sont loin des normes. »
Son travail de recherche rappelle en effet certaines réalités : à deux ans, seuls 12 % des enfants ne consomment aucun écran et 83 % regardent déjà la télévision. Dans les années qui suivent, la consommation se diversifie avec, à 5 ans et demi, un taux d’utilisation de la télévision qui grimpe à 98 % et une utilisation de la tablette ou de l’ordinateur qui atteint 54 %. À cet âge, seuls 2 % des enfants ne consomment aucun écran. Par ailleurs, à 2 ans, 3 ans et demi et 5 ans et demi, ce sont les enfants des classes supérieures (fractions économiques et intellectuelles) qui sont les plus éloignés des écrans, généralement en raison des stratégies éducatives familiales.
Dès lors, la recommandation « pas d’écrans avant 3 ans », tout comme les discours appelant à des politiques d’interdiction ou de restriction, apparaissent illusoires. Pour la sociologue, ce type d’approche découle en partie d’un manque de prise en compte des réalités sociales et éducatives des familles.
La sociologie me semble être une science absolument nécessaire pour comprendre cette question, d’autant que nous sommes dans un contexte politico-idéologique dans lequel on ne veut pas d’explication. On ne veut que des règles et des punitions, souligne Sylvie Octobre.
Les parents, des modèles à sensibiliser ?
Outre ces restrictions d’âge, le rapport rappelle le rôle des adultes – communauté éducative et parents – et celui de leurs propres habitudes dans le parcours numérique des enfants. Jonathan Bernard fait partie du comité d’experts. Il explique à BDM : « Il vaudrait mieux accompagner les parents dans la parentalité, en commençant avant la naissance de leur enfant. En effet, les parents doivent aussi questionner, et parfois modifier, leurs propres usages du numérique, car celui-ci se répercute sur l’environnement offert à l’enfant. »
Sur ce point, Sylvie Octobre abonde : « On ne peut pas faire de politiques éducatives en faisant l’impasse sur ce que font les parents eux-mêmes. On ne se pose jamais la question de savoir quels sont les usages familiaux des écrans. Il faut rappeler que, si les enfants sont si souvent sur les écrans, c’est parce que les parents le sont aussi, et que les mêmes qui professent des normes éducatives de distance sont parfois ceux qui, dans les faits, y passent le plus de temps. »
Mais au-delà de ces directives, la sociologue tient à rappeler la nécessité d’appréhender les conditions de vie réelle de certaines familles, pour lesquelles les écrans constituent parfois une forme de soupape : « Le nombre d’enfants pauvres en France augmente, ce qui est passé sous les radars. On peut s’emporter sur le nombre d’enfants qui regardent la télé, mais il me semble qu’il faudrait quand même mieux s’emporter sur le nombre d’enfants qui n’ont pas un toit sur leur tête, qui n’ont pas forcément à manger tous les jours et pour lesquels éventuellement la télé, quand elle est allumée, leur fait oublier qu’ils ont faim. »