Les CTO face à la double pression de l’IA et de la souveraineté numérique
Entre ambitions d’IA, enjeux de souveraineté et équilibre humain, les CTO vivent une période charnière. Noémie Coget, DG de Tech.Rocks, décrypte leurs défis quotidiens.
Alors qu’approche le Tech.Rocks Summit, qui se déroule à Paris les 1er et 2 décembre 2025, les CTO et tech leaders vivent une période charnière. Entre pressions sur le déploiement de l’IA, interrogations sur les questions de souveraineté et implication d’équipes transverses, la charge mentale augmente à mesure que les défis se multiplient. Noémie Coget, directrice générale de Tech.Rocks, qui s’est imposé comme la communauté de référence pour les CTO et tech leaders en France, nous éclaire sur ces enjeux et sur les leviers disponibles pour relâcher un peu la pression.
Noémie Coget, Directrice générale
Après plusieurs années dans le secteur du marketing et de la communication, et des formations dans ces domaines au sein de l’ISCPA et de l’ECS, Noémie Coget a été responsable de la communication de Tech.Rocks, avant d’y prendre le rôle de directrice générale en mars 2021.
Quelles sont aujourd’hui les principales sources de pression pour les CTO ?
Ils sont pressurisés des deux côtés : par les équipes qu’ils doivent accompagner et par les dirigeants, souvent influencés par la « hype » technologique. Certains CEO arrivent avec de grandes idées lues dans la presse, souvent sur l’IA, sans forcément en mesurer la complexité. Cette dissonance entre ambition et réalité crée beaucoup de charge mentale pour les CTO, qui savent ce que ces projets impliquent réellement.
À cela s’ajoute un enjeu de responsabilité : ne pas foncer tête baissée, mais construire des projets solides, utiles et alignés avec les besoins métiers, plutôt que de « faire de l’IA pour faire de l’IA ».
Voyez-vous encore des injonctions à « faire de l’IA » sans cadre ni budget ?
Oui, même si la situation s’améliore. L’an dernier, beaucoup d’entreprises lançaient des initiatives IA sans plan ni moyens. Aujourd’hui, les dirigeants sont mieux informés, les budgets commencent à suivre et la prise de conscience se structure. Mais la tendance du « il faut en faire » reste forte.
Ces projets mobilisent de nombreuses équipes et sont parfois perçus comme des sujets purement techniques. Pourtant, c’est une transformation globale, passionnante, mais chronophage. L’enjeu, c’est d’innover au service d’un objectif clair, pas simplement parce que c’est la mode.
L’adoption interne constitue-t-elle aussi une difficulté ?
Oui. Dans les équipes, tous n’ont pas le même niveau de maturité ou la même curiosité. Certains peuvent craindre pour leur poste, d’autres ne voient pas encore l’intérêt. Les CTO doivent expliquer, rassurer, cadrer. Montrer que ces outils augmentent les capacités plutôt qu’ils remplacent les personnes. Ils se retrouvent souvent coincés entre un CEO qui veut aller vite et des équipes encore prudentes.
Vous évoquez aussi la question de la souveraineté numérique. Pourquoi ce sujet revient-il autant ?
Parce que c’est devenu une véritable épée de Damoclès. Le contexte géopolitique rend les entreprises très conscientes de leur dépendance à certaines plateformes. Un crash AWS, par exemple, peut impacter des milliers d’acteurs, même des services du quotidien. On prend conscience de notre fragilité.
La question de la souveraineté numérique est devenue une véritable épée de Damoclès.
Les thèmes d’écoresponsabilité ou de diversité, très présents il y a encore peu, passent aujourd’hui au second plan. La souveraineté est devenue prioritaire, car elle touche directement à la sécurité économique et stratégique.
Cette prise de conscience est-elle liée à l’IA ?
L’IA a accéléré la réflexion, mais la cause est surtout géopolitique. Avoir un acteur comme Donald Trump à la tête d’un pays qui contrôle une grande partie des infrastructures mondiales crée une incertitude énorme. Une décision soudaine peut impacter l’accès à certains services, voire aux données elles-mêmes. Quand la data et l’IA sont au cœur de tout, ce genre de dépendance devient critique.
Comment cela se traduit-il concrètement pour les CTO ?
Lors de notre prochain Tech.Rocks Summit, nous accueillerons notamment le Chief Data & AI Officer du ministère de la Justice. Il expliquera comment l’État tente d’utiliser des solutions dites « souveraines ».
Les CTO doivent donc avancer sur deux fronts : développer des projets d’IA pertinents tout en garantissant la localisation et la sécurité des données. Ce sont des chantiers immenses, sans cadre juridique totalement clair. Il y a un flou sur la responsabilité en cas de problème, et cette incertitude pèse sur eux.
Comment vont les CTO, dans ce contexte ?
Je dirais qu’ils vont bien, tout en étant sous tension. Ils sont passionnés, très impliqués et ont repris une place centrale dans l’entreprise. En 2019, il n’y avait presque pas d’événements dédiés aux CTO. Aujourd’hui, il y en a partout. Ils sont remis au cœur des décisions et visibles dans le business. C’est une bonne chose.
Mais cette exposition constante peut être dangereuse, notamment d’un point de vue de la charge et de la santé mentale, si elle n’est pas accompagnée. Beaucoup manquent encore de soutien ou d’espaces de parole.
Justement, comment peuvent-ils relâcher un peu la pression ?
En étant entourés. Les postes de direction sont souvent très isolés. L’échange entre pairs est essentiel. L’aspect communautaire joue un rôle énorme. Pouvoir discuter librement de ses difficultés, confronter ses pratiques, c’est un vrai bol d’air.
Chez Tech.Rocks, on organise plus de 40 événements tout au long de l’année : des dîners entre CTO, des afterworks, et de nombreux autres formats dédiés à ces tech leaders. Ces moments de confiance permettent de se parler franchement, même entre concurrents. Tu gagnes du temps, tu relativises et tu réalises que tu n’es pas seul. Depuis 2017, c’est ce que notre communauté cultive : des espaces d’échange sans jugement.
Quelle est la question la plus fréquente lors de ces échanges ?
« Et vous, comment vous faites ? » C’est la plus récurrente. Les CTO ont besoin de se situer, de savoir s’ils sont seuls à galérer. C’est à la fois rassurant, et source d’intelligence collective. Notre communauté rassemble environ 4 000 personnes, ils et elles échangent en continu, partagent leurs expériences, leurs doutes et leurs solutions.
Le networking reste parfois mal perçu. Comment le repositionner ?
Le mot peut faire peur, alors qu’il s’agit simplement de parler, d’échanger. Networker, ça peut littéralement vous sauver ! Beaucoup n’en voient pas encore la valeur, surtout ceux qui accèdent pour la première fois à un poste de direction. Pourtant, c’est vital.
Ce qui rend une communauté solide, c’est la confiance. Elle se construit sur des années et peut se détruire en quelques secondes.
Ce qui rend une communauté solide, c’est la confiance. Elle se construit sur des années et peut se détruire en quelques secondes. C’est notre priorité. Même avec des enjeux de concurrence, les barrières tombent. Les carrières évoluent, et tes concurrents d’hier sont souvent tes collègues de demain.
Et au-delà de la communauté, quels autres soutiens sont utiles ?
Le coaching, par exemple. Dans d’autres fonctions, c’est courant. Pour les CTO, beaucoup moins. Pourtant, ce sont des rôles à fortes responsabilités, avec des enjeux humains et techniques majeurs. Un accompagnement régulier pourrait aider à maintenir un bon équilibre.
Chez Tech.Rocks, on développe aussi le mentorat. C’est encore marginal, mais ça évolue. De plus en plus de membres souhaitent transmettre leur expérience. Beaucoup le font bénévolement.
Enfin, on fait en sorte que personne n’arrive seul à un événement. Au Summit, on prévoit tout un espace dédié au networking, avec un accompagnement par les membres de notre communauté. On aura par exemple des « buddies » pour les nouveaux arrivants, ou des moments de rencontre aléatoires, des « random coffee », et bien d’autres animations. L’idée, c’est d’aider chacun à créer du lien facilement et à vivre la communauté sans pression. Les CTO ont aujourd’hui repris une place centrale : il s’agit maintenant de les aider à la vivre pleinement, et sereinement.