YouTube, un espace d’expression sous surveillance algorithmique

Histoire, santé, société : des vidéos d’utilité publique se voient pénalisées par l’algorithme de YouTube, dont la politique de modération repose en grande partie sur une logique commerciale.

YouTube Censure
Sur YouTube, l'information se heurte aux impératifs publicitaires. © Cloudy Design - stock.adobe.com

Il y a des mots qu’il ne faut pas dire sur YouTube. Du moins, pas si vous souhaitez profiter du programme de monétisation de la plateforme, ni même si vous souhaitez obtenir les faveurs de son algorithme de recommandations. Pour rester dans les bonnes grâces de l’hébergeur, certains créateurs adoptent des stratégies de contournement, qui peuvent aller jusqu’à l’autocensure. Une problématique qui nuit à la diffusion de certains contenus pourtant d’utilité publique.

Des mots jugés trop sensibles et des vidéos pénalisées

Le 29 juillet dernier, la chaîne Mamytwink, spécialisée dans la vulgarisation historique et l’exploration urbaine, publiait une vidéo intitulée YOUTUBE NOUS CENSURE. Florian Henn, cofondateur et principale incarnation de la chaîne, y explique le « parcours du combattant » ressenti lors de la publication des vidéos. En cause : la démonétisation ou l’invisibilisation de certains contenus en raison de thématiques jugées trop sensibles par la plateforme.

Mamytwink n’a pourtant rien d’une chaîne sulfureuse. Les créateurs y publient principalement des vidéos racontant des faits ou anecdotes historiques, notamment via la série Histoires de guerre, qui propose un récit en voix off accompagné exclusivement d’images d’archives, et qui s’appuie sur une démarche exigeante et de vérification des faits. Julien Aubrée, cofondateur de Mamytwink, explique à BDM : « Nous sommes parfaitement conscients que certaines thématiques demandent une attention très particulière. Par exemple, évoquer la Shoah nécessite que chaque mot soit bien choisi et pesé, et chaque fait vérifié ! […] C’est pour cela que nous faisons appel à un historien spécialisé dans le XXe siècle, que nous salarions dans notre entreprise. Son travail permet de garantir la qualité et la neutralité de nos contenus. Il intervient dans toutes les étapes de la création d’un documentaire. » 

Mamytwink n’est pas la seule chaîne à avoir dénoncé les règles imposées par YouTube. Depuis plusieurs années, les témoignages de créateurs se sont multipliés. En 2021, le vulgarisateur historique Note Bene avait lui aussi témoigné de la démonétisation de certaines vidéos liées au mois des fiertés, publiées sur sa chaîne ou celles de collègues. Une situation d’autant plus paradoxale que YouTube encourageait officiellement les créateurs à aborder les thématiques LGBT durant cette période.

YouTube tient à sa relation avec les marques…

Pour YouTube, tout l’enjeu consiste à soigner sa relation avec les annonceurs. Les sanctions appliquées sur les vidéos sont moins le fruit d’un puritanisme que d’une volonté de garantir aux marques un environnement parfaitement lisse, quitte à censurer excessivement afin d’éviter toute association avec un contenu potentiellement choquant. À BDM, un porte-parole de YouTube confirme :

Les marques comptent sur nous pour protéger leurs intérêts commerciaux lorsqu’elles font de la publicité sur YouTube. Pour soutenir cela, nous avons un ensemble de règles relatives au contenu adapté aux annonceurs que les créateurs du Programme Partenaire YouTube (YPP) doivent suivre afin que des publicités soient diffusées sur le contenu de leur chaîne et qu’ils puissent gagner une part des revenus.

Pour examiner en masse les contenus, YouTube n’a d’autre choix que d’utiliser un algorithme qui scanne les métadonnées, les images et le son des vidéos. « Comme pour tout système, nous faisons parfois des erreurs. C’est pourquoi les recours sont un élément important de nos processus. Les créateurs sont informés lorsque leurs vidéos sont supprimées en raison de violations de nos politiques ou lorsqu’ils peuvent être suspendus du YouTube Partner Program, et peuvent faire appel s’ils ne sont pas d’accord avec notre décision », nous explique-t-on du côté de YouTube.

Une démarche énergivore pour les créateurs, d’autant plus lorsqu’on ajoute à cela les risques de « shadow ban », encore plus arbitraires. « Chaque action qui éloigne l’utilisateur de la vidéo a un impact direct sur les vues, et donc sur les recommandations de la vidéo. Économiquement, il n’est pas possible pour nous de sortir une vidéo démonétisée, car produire un épisode d’Histoires de guerre représente des dizaines de milliers d’euros de coût. Très concrètement, pour éviter cela, nous devons publier les vidéos largement en amont, en non répertorié, pour limiter au maximum les risques qu’une restriction n’arrive après la sortie d’une vidéo », ajoute Julien Aubrée.

…quitte à censurer les créateurs ?

De nombreuses vidéos se retrouvent alors sanctionnées pour un mot ou une image analysée hors contexte. À titre d’exemple : l’utilisation, dans une vidéo de Mamytwink, de l’image The Terror of War (souvent baptisée en France « La petite fille au napalm »), pourtant présente dans de nombreux manuels scolaires, lui a valu une interdiction aux moins de 18 ans pour sexualisation de mineurs.

Conséquence : lorsqu’ils ne sont pas directement censurés par la plateforme, les créateurs se retrouvent contraints d’adapter leurs contenus, ou de s’imposer une forme d’autocensure. « Évidemment, cela impacte aussi la stratégie éditoriale de la chaîne. Par exemple, si mentionner le suicide provoque des restrictions de la vidéo, comment aborder la tragédie des Kamikaze pendant la Seconde Guerre mondiale ? », questionne Julien Aubrée.

Dès 2018, de nombreuses créatrices féminines avaient reproché les pratiques de démonétisation et de censure appliquées par YouTube sur des vidéos parlant du corps féminin et de sujets liés à la santé ou aux droits des femmes. L’hébergeur avait, par exemple, démonétisé des vidéos portant sur l’endométriose, l’IVG ou le cancer du sein. Les équipes de YouTube avaient alors pleinement assumé leur politique de monétisation : « Certains sujets, comme l’IVG ou le viol, sont importants et peuvent être débattus, mais nous avons entendu de la part des annonceurs des réticences à ce que leurs marques soient associées à ce contenu. »

Un lien étroit avec les créateurs

YouTube entretient pourtant un lien étroit avec les créateurs. Ces derniers bénéficient d’un accompagnement à plusieurs niveaux. « Des équipes locales dédiées accompagnent les créateurs afin de les aider à relever les défis du quotidien liés à la gestion de leur chaîne et de leurs contenus », nous apprend notamment le porte-parole de la plateforme.

« On est en contact avec YouTube France depuis maintenant six ans. On a la chance de pouvoir échanger avec des interlocuteurs en direct et on intervient également lors d’événements pour partager notre parcours et notre expérience. On échange d’ailleurs beaucoup avec eux sur les façons de transmettre l’histoire auprès des jeunes générations », confirme Julien Aubrée. Mais si le créateur admet que les équipes locales « font preuve de compréhension et aident autant que possible », il déplore leur impuissance face aux politiques de contenu décidées outre-Atlantique.

Nos règles sont conçues pour protéger notre communauté et garantir que le contenu est approprié pour des utilisateurs d’âges et de sensibilités différents. Cela signifie que nos systèmes de modération appliquent des mesures de protection strictes aux contenus comportant de la nudité, des images choquantes ou des références à la violence et à l’automutilation, même dans un contexte éducatif, explique à BDM un porte-parole de YouTube.

Les plateformes ont-elles un devoir d’information ?

Mamytwink n’est pas en guerre contre YouTube. « Qu’on soit clairs, on adore YouTube », tient à rappeler Julien Aubrée. « Grâce à YouTube, n’importe quel individu qui dispose d’un écran et d’internet peut s’informer absolument gratuitement. […] Par exemple, on a mis en ligne un documentaire sur Jean Moulin, le héros de la Résistance. Avant, il fallait aller sur des plateformes payantes pour avoir accès à un documentaire de référence sur Jean Moulin, avec des images d’archives de qualité. »

Espace de diffusion sans égal, YouTube demeure avant tout une entreprise privée, dont la modération répond d’abord aux intérêts commerciaux des annonceurs. La valeur d’un contenu n’est pas jugée sur son intérêt éducatif ou informatif, mais sur sa compatibilité avec un environnement publicitaire aseptisé. En s’imposant comme un point central d’accès au savoir, YouTube engage pourtant une responsabilité qui dépasse sa logique commerciale. Pour Julien Aubrée, une partie de la solution consisterait à rapprocher ses règles de celles déjà appliquées dans les médias traditionnels.

Globalement, on aimerait que les règles et les restrictions s’adaptent aux contenus et aux règles en vigueur dans d’autres médias. C’est très frustrant de voir un documentaire à la télévision avec un simple -10 ans et de se dire que le quart des images qu’ils utilisent nous vaudraient une démonétisation et un -18 ans […] Au-delà du thème, on aimerait que les règles prennent plus en compte la façon dont il est traité.

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