Comme Facebook, Instagram n’a pas besoin du bouton dislike

En inventant le bouton like en 2009, Facebook s’est mis dans une impasse : comment en créer une déclinaison moins binaire et plus nuancée, sans encourager la toxicité ? Cette question, Instagram se la pose encore, quinze ans plus tard.

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Facebook a mis plus d'un an à créer les Réactions, une alternative au dislike qui n'en porte ni le nom ni la connotation négative. © Mdhuda - stock.adobe.com

Rien n’est jamais totalement achevé, définitif ou finalisé, mais à l’heure de faire les comptes, qu’il a dû paraître interminable, ce processus de développement. En apposant le point final à la publication Medium qui en retrace l’histoire, Geoff Teehan devait, au-delà d’éprouver le sentiment du travail accompli, nourrir une certaine rancune envers Justin Rosenstein, l’homme derrière le bouton like. Ce bouton universel, addictif, capable de déclencher le shot de dopamine qui pousse à publier, encore et encore. Et dont il faudrait, tôt ou tard, créer une déclinaison plus nuancée, voire négative, comme le réclamaient depuis longtemps certains utilisateurs.

Une invention brillante, mais difficile à décliner

Comme Justin Rosenstein, Geoff Teehan occupe une place à part dans l’histoire de Facebook, car c’est à lui qu’on a confié cette tâche périlleuse en 2015. Lorsqu’il prend la plume sur Medium, il occupe le poste de head of design au sein de la firme de Menlo Park et sort d’un projet, longtemps tenu secret, qui a accaparé son attention pendant plus d’un an : concevoir un bouton dislike qui n’en porte ni le nom ni la connotation négative. À la demande de Mark Zuckerberg, il a pris la tête d’une équipe multidisciplinaire composée de chercheurs, d’ingénieurs, de designers ou d’experts du contenu, avec une mission : créer une série de « réactions » capables de compléter le like et, surtout, d’exprimer toute une palette d’émotions tout en restant universellement compréhensibles. « Nous savions dès le départ que ce projet serait difficile », reconnait-il.

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L’emoji « Yay » s’est perdu en chemin. © Meta

Difficile, mais probablement inévitable. En interne, les limites du bouton like sont identifiées depuis sa création. Trop binaire, trop réducteur, mais moins engageant qu’un commentaire et donc, paradoxalement, massivement utilisé. « Le bouton like permet de faire deux choses très simplement : d’une part, montrer à quelqu’un qu’on a vu son contenu, et d’autre part, se rendre visible aux yeux des autres », analysait Larry Rosen, professeur de psychologie à l’Université de Californie, dans les colonnes du magazine WIRED.

Mais que faire quand le contenu « n’est pas likable », pour reprendre les termes de Geoff Teehan ? Faut-il agrémenter la publication d’un pouce en l’air, même quand elle ne suscite légitimement ni approbation ni enthousiasme, mais plutôt de la tristesse, du dégoût ou de la colère ? « À première vue, la mission paraît simple : il suffit d’ajouter un pouce baissé à côté du like, et passer à autre chose. Mais la réalité est plus complexe (…) Une opposition binaire entre « j’aime » et « je n’aime pas » ne suffit pas à représenter la diversité des réactions que nous avons face aux contenus – comme dans la vie réelle », resitue l’ancien head of design.

Quand on est derrière un écran et qu’on a la possibilité de faire quelque chose qui pourrait blesser quelqu’un, on est plus enclin à le faire.

Facebook et l’impasse du like à l’envers

L’obstacle, il est sans doute là. Déployer un bouton dislike, surtout de manière frontale, comportait des risques : décourager les utilisateurs de publier, puisqu’il n’est jamais très agréable d’être réprouvé virtuellement par ses proches, et favoriser les comportements toxiques. « Je pense que, comme pour tout ce qui se passe en ligne, quand on est derrière un écran et qu’on a la possibilité de faire quelque chose qui pourrait blesser quelqu’un, on est plus enclin à le faire », résumait assez justement Larry Rosen auprès de WIRED.

Une vision à l’opposée de l’expérience que Facebook cherche à promouvoir, au milieu des années 2010, avant que Mark Zuckerberg soulève de la fonte, change de look et s’invite chez Joe Rogan. « Si l’idée d’un bouton dislike séduit de nombreux utilisateurs, peu d’entre eux, en revanche, souhaitent que leur publication en fasse les frais », abondait Tom Whitnah, ancien ingénieur chez Facebook qui a participé au développement du bouton like, sur la plateforme Quora. « En faisant de la dimension négative des commentaires une forme d’interaction à part entière, Facebook aurait pris le risque de normaliser — voire d’amplifier — une négativité que la plupart des utilisateurs ne souhaitent pas voir envahir leur espace en ligne. »

Alors, plutôt que de l’implémenter, la plateforme a pris de l’avance sur Pixar et Vice Versa en développant cinq petites icônes, censées capturer la complexité des émotions humaines avec des pixels et des effets d’emphase. Une pirouette qui a, visiblement, fait le job : lancé en 2016 après plusieurs mois d’expérimentation, le système des Réactions – dont le concept a, en réalité, été copieusement emprunté à Path, expliquait The Verge – s’est ancré dans les usages, à la fois pour s’indigner, manier l’ironie ou exprimer son soutien. Mais le temps qu’il a fallu pour concevoir ces cinq emojis en dit long sur la difficulté à faire évoluer le bouton like – et plus encore à légitimer une interaction négative sur les plateformes de Meta. Une problématique à laquelle Instagram se heurte aujourd’hui.

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Geoff Teehan s’inquiétait que les animations « soient trop lourdes pour l’œil ». Il avait raison de s’inquiéter. © Meta

Le dislike sur Instagram, entre outil de modération et arme de déclassement massive

Le 14 février 2025, Adam Mosseri a créé la surprise en annonçant, sur Threads, le test d’un bouton « dislike » sur Instagram. Limité aux commentaires des Reels et des publications du fil d’actualité, ce nouveau bouton – pour l’instant accessible à nombre restreint d’utilisateurs – poursuit un objectif différent de celui réclamé autrefois par les utilisateurs de Facebook. Il ne vise pas à permettre d’exprimer un désaccord ou une critique, mais plutôt à reléguer au second plan les commentaires toxiques, inappropriés ou invitants au harcèlement. En clair, il se rapproche davantage du downvote de Reddit que de la fonction dislike anciennement déployée sur YouTube.

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L’idée, et ce n’est qu’un test, pour être clair, est de permettre aux utilisateurs de voter négativement sur les commentaires. C’est privé : personne ne saura qui a voté, et aucun compteur ne sera visible. Mais ce signal pourra nous aider à faire descendre les commentaires potentiellement agressifs. Ça peut fonctionner… ou pas, a détaillé le PDG d’Instagram.

À ce titre, le bouton dislike s’apparente davantage à un outil de modération, proche de la fonction Signaler, mais avec une utilisation plus instinctive, puisqu’il permet d’exprimer une désapprobation immédiate et, surtout, invisible. « C’est une manière de protester plus passive, explique Anaïs Loubère, fondatrice de l’agence social media Digital Pipelettes, dans une interview accordée à BDM. Ça revient à dire qu’on ne soutient pas, mais qu’on n’est pas prêt à mouiller le maillot en publiant un commentaire pour exprimer son désaccord avec ce qui a été publié. » Sur le papier, l’intention semble louable, donc. Et même en phase avec les problématiques rencontrées par les créateurs de contenu sur Instagram. « L’idée est de réguler le cyberharcèlement sur la plateforme, grâce aux utilisateurs, afin d’en faire un espace plus safe », détaille l’experte.

Problème : cette nouvelle « arme » de déclassement, mise entre les mains des utilisateurs, pourrait être rapidement détournée, comme le souligne le journaliste Andrew Hutchinson, du site spécialisé Social Media Today, qui rappelle qu’un système similaire avait déjà été déployé sur Facebook, en 2018 puis 2020, avant d’être abandonné : « C’est une option de downvote qui pourrait, en théorie, être détournée pour réduire la visibilité de n’importe quel contenu qui ne vous plait pas dans l’application. » Une dérive qui inquiète aussi Anaïs Loubère :

Le danger, c’est d’assister à des vagues ciblées. Par exemple, des militants d’extrême droite pourraient disliker en masse des commentaires d’un créateur de contenu engagé à gauche, jusqu’à le faire disparaître. C’est la limite du collaboratif.

Un signal du désengagement de Meta sur la question de la modération

Pour l’experte, le lancement de cette fonctionnalité, « arrivée comme un cheveu sur la soupe », est symbolique du virage dangereux dans lequel s’est engouffré Meta depuis janvier 2025, incarné par la suppression du fact-checking professionnel au profit du système de « community notes » et l’assouplissement de ses règles de modération aux États-Unis. Conférer davantage de pouvoir aux utilisateurs sur la visibilité des contenus, n’est-ce pas, en creux, une manière d’indiquer que la modération humaine est accessoire sur ces plateformes ? « Ce bouton peut sensibiliser, mais ne doit pas déresponsabiliser Meta de ses propres engagements et de la charte éthique qu’il est censé mettre en place », alerte Anaïs Loubère.

Elle dénonce également un double discours de la part du groupe américain : « Il y a un peu d’hypocrisie. Si Meta considère que les utilisateurs sont assez grands pour modérer eux-mêmes les contenus problématiques, dans ce cas-là, c’est mathématique, les publications massivement dislikées sont censurées. Mais alors, il faut l’assumer, y compris face à la Commission européenne. » En avril 2024, l’UE avait annoncé l’ouverture d’une procédure formelle à l’encontre de Meta. À l’époque, plusieurs manquements avaient été observés, notamment en matière de modération. Les conclusions de cette procédure n’ont pas encore été rendues par Bruxelles, mais le changement de stratégie opéré ces derniers mois ne devrait pas jouer en faveur du groupe.

Comme Facebook avant lui, Instagram réalisera sans doute, pour toutes ces raisons, qu’il n’a pas besoin du bouton dislike. Trop ambigu, trop facilement instrumentalisable, et trop difficile à défendre auprès des régulateurs. Et peut-être aussi pour une raison plus triviale, s’amusait Tom Whitnah dans son plaidoyer contre le dislike sur Quora : « L’ennui, c’est qu’il faudrait introduire le terme ‘Undislike’ pour permettre d’annuler l’action. Et ça sonne affreusement mal. » Un problème sémantique qui pourrait bien entraîner la mobilisation d’une équipe pluridisciplinaire pendant plus d’un an.

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